Objet politique particulièrement central pour l’Europe et ses voisins, la Méditerranée est depuis plusieurs mois, singulièrement depuis ces dernières semaines, le théâtre sur lequel l’impuissance des uns se heurte de plein fouet à l’ambition des autres. A la fois frontière naturelle entre le Nord et le Sud, le monde européen et le monde arabe, la chrétienté et l’islam, cette mer chargée de fortes représentations géopolitiques a vu s’intensifier, début juin, les tensions de longue date entre la Turquie et la France.
Le 10 juin, la frégate française Courbet, qui opérait en Méditerranée orientale dans le cadre de la mission de l’OTAN Sea Guardian pour le respect de l’embargo sur les armes à destination de la Libye, a été mise en joue par des frégates turques accompagnant un cargo battant pavillon tanzanien vers Tripoli. Cette version des faits, française, est démentie par Ankara. Les circonstances de l’affrontement furent donc suffisamment floues pour susciter une enquête, puis un rapport « hautement classifié » à l’OTAN et actuellement examiné par le comité militaire de l’Alliance atlantique.
Dans l’attente d’obtenir des « réponses » à ses demandes sur le comportement de la Turquie, pourtant allié de la France et des autres membres de l’OTAN, Paris a décidé – comme l’a révélé l’Opinion – de suspendre sa participation à la mission de sécurité maritime de l’organisation, jugeant malsain « de maintenir des moyens dans une opération censée, parmi ses différentes tâches, contrôler l’embargo avec des alliés qui ne le respectent pas ». L’argument s’entend parfaitement. Néanmoins, en matière de communication, la décision a de quoi surprendre. Outre qu’elle semble donner un blanc-seing aux agissements de la Turquie en Méditerranée orientale, elle dénote un terrible aveu de faiblesse de la part des Européens.
Suspicions. Bien qu’elles aient multiplié les désaccords, les suspicions, et les frictions diplomatiques au cours des trois dernières années, la France et la Turquie pourraient partager un même constat : tétanisé face à un problème turc de plus en plus manifeste, l’OTAN semble effectivement en état de « mort cérébrale », comme l’avait souligné Emmanuel Macron lors de son interview à The Economist en novembre 2019. Cependant, les deux pays réagissent fort différemment face à cette situation.
Motivée par son propre agenda expansionniste et la volonté d’un président tout acquis à une forme d’islam politique pour le moins réactionnaire, la Turquie profite largement de l’immobilisme de l’Alliance atlantique, faisant fi aussi bien des mises en garde que des éventuelles approbations, et fait délibérément passer ses engagements en tant qu’allié au second plan.
Depuis l’enlisement des négociations visant à intégrer le pays au sein de l’Union européenne, la Turquie est une épine de plus en plus douloureuse dans le pied de l’Europe
La France pour sa part espérait encore monter un front au sein de l’OTAN contre cet allié devenu embarrassant. Mais le maigre soutien qu’elle y a obtenu – seuls 8 pays sur 30 l’ont suivie dans sa démarche – démontre de manière éloquente à la fois son isolement diplomatique, mais aussi l’absence de volonté politique et de cohésion au sein de l’organisation militaire. De longue date, la France se veut moteur d’une « Europe de la Défense », de concert avec l’Allemagne. Mais à quoi bon siéger au Conseil de Sécurité et disposer de l’un des plus importants budgets consacrés à la défense en Europe (37,5 milliards d’euros en 2020) pour finalement fuir ses responsabilités en suspendant sa participation à une opération de sécurité de première importance ? La France se donne-t-elle seulement les moyens de s’imposer ? Son choix stratégique suite à l’incident du 10 juin permet d’en douter.
Depuis l’enlisement des négociations visant à intégrer le pays au sein de l’Union européenne, la Turquie est une épine de plus en plus douloureuse dans le pied de l’Europe. L’échec du coup d’Etat de 2016 a renforcé l’autoritarisme du président Erdogan et plus particulièrement son durcissement contre l’Occident, qui plaît à sa base électorale. La toute récente décision d’une Cour de Justice turque rendant possible la transformation en mosquée de l’église byzantine Sainte Sophie, convertie en musée par la volonté d’Atatürk, et ce au risque de vives tensions avec les chrétiens à travers le monde, n’en est que le dernier exemple. Sur le terrain géopolitique, la Turquie use abondamment du chantage avec l’Union européenne sur la question des six millions de réfugiés syriens résidant dans le pays. Ce faisant, elle protège ainsi son propre expansionnisme et consolide en toute impunité sa présence en Syrie et en Libye, autre verrou capital de régulation des flux migratoires venant, cette fois, d’Afrique subsaharienne.
Habitude. Malgré tous les risques qu’elle implique pour l’équilibre du Moyen-Orient, cette stratégie agressive ne rencontre aucun obstacle de la part de ses propres alliés. Qu’en conclure, hormis que le rapport de force s’est inversé ? Aujourd’hui, le pouvoir ne revient pas à celui qui dispose de la force militaire la plus puissante, ou de la politique la plus intelligente, mais bien à celui qui est le plus disposé à assumer le coût, financier et surtout humain, d’un conflit. A ce jeu, les Turcs sont passés maîtres en Méditerranée, tandis que l’Europe capitule. Cette absence de réaction, qui la fragilise profondément sur le plan diplomatique, semble être devenue une sorte d’habitude que l’on observe sur de très nombreux dossiers géostratégiques de premier plan, où son effacement est habilement exploité par ses rivaux moins scrupuleux.
Il est donc plus que temps de sortir de cette « léthargie stratégique » soulignée par l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, comme il est urgent d’acter le fait que les Etats-Unis, enfermés dans leur isolationnisme, et l’OTAN, objet politique de plus en plus incohérent et inefficace, ne souhaitent plus ou n’ont plus les moyens d’assurer la défense de l’Europe. Cette mission, désormais, lui revient de plein droit.
La gestion de la pandémie de Covid-19 a été l’occasion pour les Européens de comprendre que la solidarité et les stratégies de coopération souveraines pouvaient répondre efficacement aux défis imposés, et singulièrement celui d’organiser cette « Europe de la Défense ». Cela passera naturellement par le renforcement du fonds européen de défense et la multiplication de projets de coopération industriel et technologique, de façon à bâtir une véritable autonomie stratégique. Mais ce nouveau projet ne saurait faire l’économie d’une stratégie diplomatique renouvelée. L’Europe ne doit plus se considérer comme le simple lieutenant des Etats-Unis, mais comme une entité politique indépendante, volontaire, et surtout crédible.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Opinion du 29/07/2020.