Aux origines de la discorde, un conflit frontalier maritime entre la Grèce et la Turquie, auquel se sont ajoutées récemment les ambitions énergétiques turques au large de Chypre. De longue date, la Turquie conteste en effet la délimitation de sa zone économique exclusive et propose un tracé qui lui rattacherait de nombreuses îles grecques de la mer Egée, une revendication naturellement rejetée par la Grèce. Ce différend territorial a été exacerbé par la découverte de gisements gaziers au large de Chypre, et surtout la signature en janvier dernier d’un accord entre la Grèce, Chypre et Israël pour construire l’EastMed, un gazoduc de 1900 kilomètres qui permettra de transporter ces hydrocarbures vers l’Europe. Désireuse de profiter également de ces riches gisements auquel elle estime avoir droit, la Turquie a recouru sans hésiter à la diplomatie la plus agressive, encouragée en cela par son propre accord de délimitation maritime signée avec la Libye à l’automne 2019. Depuis, la marine turque agit en terrain conquis dans la ZEE grecque, notamment avec l’envoi du navire de recherche sismique Oruç Reis, escorté par 18 navires militaires turcs, du 21 juillet au 2 août au large de Kastellorizo. Déjà aux prises avec Ankara sur la question migratoire, la Grèce se sent naturellement menacée par cet expansionnisme turc qui n’a plus rien de théorique.
C’est très certainement la signature le 6 août dernier d’un accord de délimitation maritime entre la Grèce et l’Egypte, sans aucune prise en compte de l’accord turco-libyen, de toute façon non reconnu par la communauté internationale, qui a contribué à multiplier les incidents entre les marines grecques et turques en une dizaine de jours. Ainsi, le 10 août, l’Oruç Reis a recommencé à naviguer dans les eaux du Dodécanèse, suscitant le déploiement de la quasi-totalité de la marine grecque. Lors d’une allocution télévisée deux jours plus tard, le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis a parfaitement résumé les risques actuels, évoquant « le risque d’accident en raison d’une si forte concentration de forces militaires dans un espace réduit », prévenant que « dans ce cas, la responsabilité appartient à celui qui provoque ces conditions. » Mercredi 19 août, soit une semaine après l’incident, une source militaire grecque confirmait à l’AFP que la frégate turque Kemal Reis et le navire grec Limnos étaient bien entrées en collision du fait d’une erreur de manœuvre du bâtiment turc.
Certes, la Turquie multiplie les défis lancés à l’Europe, et cette addition de démonstrations de force, de provocations et de déclarations violentes du président Erdogan – qui a reproché à la France son comportement de « caïd » – l’isolent inexorablement sur tout le pourtour méditerranéen : l’Egypte, Israël, la Grèce, et maintenant la France, émissaire des autres partenaires européens, s’accordent à la considérer comme dangereuse et à vouloir freiner ses velléités expansionnistes.
Mais l’établissement d’un rapport de force avec la Grèce est exactement le but recherché par la Turquie, pour laquelle « dialogue » et « négociation » signifient avant tout exercer une pression sur l’adversaire et l’amener de force à négocier. Les réponses maritimes grecques et européennes, qualifiées « d’actes de piraterie » par Erdogan, n’impressionnent guère celui qui se pose en défenseur de la « patrie bleue », selon le concept des militaires souverainistes turcs. Pilier du projet expansionniste de la Turquie en Méditerranée, ce « Mare Nostrum » revisité vise à lui assurer le contrôle d’un vaste espace maritime comprenant la mer Noire, la mer Egée et la Méditerranée orientale, étendues considérées comme une extension du territoire turc ! En l’occurrence, la pression turque actuelle sur la Grèce vise à renégocier un nouveau partage des eaux, qui accorderait une ZEE plus adapté au périmètre côtier de la Turquie. A Ankara, les voix des « faucons » se prononcent de plus en plus en faveur d’un conflit ouvert avec Athènes où se mêlent désir de revanche, rivalité ancestrale et fuite en avant, alors que la Turquie s’enfonce dans la récession et que l’étoile d’Erdogan pâlit sur la scène intérieure.
L’Europe parviendra-t-elle à répondre à ce risque grandissant ? La situation a été enfin jugée suffisamment « préoccupante » en Méditerranée orientale pour que la France envoie dès le jeudi 13 août son assistance à Athènes par « respect du droit international ». Selon le secrétaire d’Etat français aux affaires européennes, « il s’agissait de marquer un coup d’arrêt aux tests auxquels Erdogan soumet les Européens et de montrer que nous ne sommes pas faibles ». Il est néanmoins douteux que cet étonnant changement d’attitude suffise à impressionner la marine turque depuis l’incident impliquant la frégate française Courbet au large de la Crète le 10 juin dernier, qui a entraîné le retrait de la France de l’opération de l’OTAN Sea Guardian. Au sein des pays européens, l’Allemagne, qui exerce actuellement la présidence tournante de l’Union européenne, observe une position plus mesurée et guidée par le pragmatisme : la question migratoire l’inquiète autant que ses relations avec sa propre communauté turque immigrée. Loin de s’engager fermement aux côtés de la France et de la Grèce, deux pays qui sont pourtant actuellement en pleine crise diplomatique avec la Turquie, elle s’en tient pour l’heure à une offre de médiation et aux communiqués appelant à la désescalade. Or, un couple franco-allemand manifestement en panne ne peut qu’affaiblir la diplomatie européenne dans un moment si critique.
C’est tout le paradoxe de la situation actuelle : encore une fois, le rapport de force penche, non pas en faveur de ceux qui déploient la plus importante capacité militaire, mais en faveur de celui qui considère n’avoir rien à perdre. A ce jeu, pour l’heure, la Turquie semble avoir l’avantage.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 23/08/2020.