La Grèce souhaite l’organisation d’un sommet d’urgence de l’Union européenne sur la Turquie, selon le bureau du Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, après l’envoi d’un navire turc de recherche d’hydrocarbures dans une zone maritime grecque qu’Ankara dispute à Athènes. L’Union européenne peut-elle réagir aujourd’hui pour contrer les ambitions hégémoniques d’Erdogan en Méditerranée ?
Atlantico.fr : Quelles menaces sur l’Europe la Turquie fait-elle planer ?
Ardavan Amir-Aslani : Au sein de l’OTAN, la Turquie est un allié de plus en plus « gênant » pour les Européens. En raison de difficultés politiques – l’AKP a connu son premier grand échec électoral lors des élections municipales de 2019 en perdant notamment Istanbul, Ankara et Antalya – et surtout d’une crise économique aggravée par la pandémie de Covid-19, l’aura dont Recep Tayyip Erdogan bénéficiait jusqu’à présent s’est considérablement ternie. Pour y faire face, le président turc, qui reste un animal politique adepte de la provocation et des coups d’éclat, a fait de la scène diplomatique son principal champ de bataille pour séduire l’opinion et remobiliser sa base électorale.
Erdogan est animé de longue date par un projet nationaliste parfois nommé « néo-ottomanisme », qui vise à retrouver la grandeur passée de la Turquie, bien que celle-ci soit abondamment idéalisée voire fantasmée dans la communication officielle. Parmi ses modèles de référence, Erdogan fait davantage appel à Mehmet le Conquérant qu’à Atatürk, dont l’héritage laïc est progressivement effacé. Très pieux, le président turc a réintroduit petit à petit la religion dans l’espace public. Les implications de la Turquie dans les conflits syriens puis libyens, les manœuvres dans la zone maritime de la Grèce, et tout dernièrement, la « reconquête » d’Hagia Sophia, musée depuis 1934 sur la volonté d’Atatürk, aujourd’hui transformée en mosquée, manifestent ce désir expansionniste, et ce rêve de faire de la Turquie le leader du monde musulman en lieu et place de l’Arabie Saoudite ou de l’Egypte. Cette politique étrangère agressive se cristallise naturellement en Méditerranée, frontière traditionnelle entre l’Orient et l’Occident, la chrétienté et l’islam, qui était l’ancien zone d’influence de l’Empire ottoman. Par ses visées énergétiques en Méditerranée orientale, et par son implication en Libye, verrou stratégique des flux migratoires d’Afrique subsaharienne, la Turquie menace directement la stabilité du sud de l’Europe et en premier lieu l’un de ses membres et alliés au sein de l’OTAN, la Grèce. Depuis 2014, elle use et abuse du chantage sur le sort des six millions de réfugiés qu’elle menace de « lâcher » sur l’Europe si celle-ci questionne un peu trop son expansionnisme.
Ce faisant, elle questionne sérieusement la crédibilité de l’OTAN qui ne répond pas à la hauteur de ces provocations. L’Alliance atlantique est pourtant très consciente du manque de fiabilité de la Turquie, qui n’hésite pas à s’équiper en matériel russe, ou à braquer ses canons contre des frégates françaises au large de la Crète, alors qu’elle est un allié ! Pendant plusieurs mois, la Turquie a bloqué les négociations concernant un plan de défense de la Pologne et des pays baltes, limitrophes de la Russie, son alliée. Elle s’oppose à des partenariats avec des pays comme Israël, l’Arménie ou l’Egypte pour des raisons politiques ou historiques évidentes, et va jusqu’à réclamer de l’Alliance atlantique – jusqu’ici en pure perte – l’inscription de certains groupes indépendants kurdes sur la liste des organisations terroristes, alors qu’ils sont de précieux alliés des Etats-Unis et des Européens dans la lutte contre Daech et Al-Qaïda en Syrie et en Irak. Mais l’OTAN reste paralysée, entre autres, par son fonctionnement interne basé sur le consensus, et n’arrive donc pas à arrêter une stratégie claire face à la Turquie.
Comment expliquer le manque de réaction de l’Union européenne face à ces menaces ?
Je pense qu’il y a plusieurs explications, et notamment une mauvaise conscience chez les Européens d’avoir laissé les négociations visant à intégrer la Turquie à l’Union européenne s’enliser. En réaction, l’éloignement d’Erdogan de l’Occident, progressif au cours de ces dernières années, s’est radicalisé à partir du coup d’Etat raté de 2016, et la conversion d’Hagia Sophia en mosquée paraît sceller ce divorce avec les valeurs européennes.
Mais si l’Union européenne reste tétanisée face à la Turquie c’est, je crois, avant tout en raison d’un changement de paradigme. Aujourd’hui, l’adversaire le plus puissant n’est pas celui qui dispose de la meilleure armée ou de la diplomatie la plus fine, c’est celui qui est prêt à assumer le coût financier et surtout humain d’un conflit. Or, les Européens sont dans un autre état d’esprit qui, il me semble, les fragilise et qui s’observe dans leur stratégie politique globale au Moyen-Orient. Cela s’est manifesté de façon flagrante en juin dernier après l’agression turque contre la frégate française Courbet, qui menait pourtant une mission de sécurité maritime de l’OTAN, dont la Turquie est censée être membre ! Au lieu de riposter, la France a décidé de suspendre sa participation à l’opération Sea Guardian. C’est un terrible aveu de faiblesse !
Les membres de l’OTAN sont parfaitement conscients de la situation, mais n’osent pas agir contre un allié d’un tel poids stratégique, situé au carrefour entre l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Cette réticence est apparue clairement lorsqu’Emmanuel Macron a tenté, sans succès, de monter un front contre la Turquie après l’incident du 10 juin. Seuls 8 pays sur 30 l’ont soutenu. On oublie également qu’à travers l’OTAN, ce sont les Etats-Unis qui garantissent la sécurité de l’Europe, c’est du moins le présupposé de départ. Mais face au désengagement global des Américains, et du désintérêt de Donald Trump, à titre personnel, pour les relations transatlantiques, cette alliance n’est plus valable aujourd’hui. Les Européens doivent donc en prendre acte et assurer leur sécurité avec leurs propres moyens. Le Fonds européen de défense a été créé à cet effet, mais il n’a été doté que de 7 milliards d’euros sur la période 2021-2027, ce qui est très en-deçà des ambitions initiales. A titre de comparaison, le budget français consacré à la défense s’élève à 37,5 milliards d’euros pour la seule année 2020 ! C’est dire le manque d’ambition, ou de réalisme, qu’affichent encore les Européens en matière de défense et d’autonomie.
L’Union européenne peut-elle réagir aujourd’hui pour contrer les ambitions hégémoniques d’Erdogan en Méditerranée ?
Elle le peut évidemment, à condition de sortir de cette « léthargie stratégique » que dénonçait Hubert Védrine. Il est peu surprenant de voir la Grèce, premier pays européen directement menacé par l’activisme turc, être le moteur de ce réveil et réclamer un sommet européen sur la question. Pas plus tard qu’hier, la Turquie a de nouveau envoyé un navire de recherche sismique dans la zone maritime grecque, en pleine mer Egée. La paix est clairement menacée, pourtant l’Union européenne tarde encore à réagir. A tel point que la Grèce s’est déjà tournée vers un autre partenaire diplomatique inattendu, avec lequel elle a récemment repris les relations diplomatiques : la Syrie. C’était d’ailleurs l’une des revendications du parti d’extrême-droite grec Aube Dorée. L’ancienne ambassadrice grecque à Damas, Tasia Athanasiou, a ainsi été nommée envoyée spéciale pour les affaires syriennes en mai dernier, sans doute un préalable à la réouverture de l’ambassade elle-même.
Ce rapprochement se comprend aisément pour des raisons géopolitiques et historiques. La Syrie et la Grèce ont conservé, malgré la guerre civile syrienne, des liens économiques essentiels pour le régime d’Assad – notamment avec le commerce du phosphate. Depuis le XIVème siècle, Antioche est le siège du Patriarcat orthodoxe, et à ce titre beaucoup de Grecs chrétiens orthodoxes considèrent Bachar El-Assad comme le protecteur des chrétiens de Syrie. La chose a son importance depuis la conversion d’Hagia Sophia en lieu de culte musulman, ce qui inquiète la minorité grecque présente en Turquie. Une alliance greco-syrienne contre cet ennemi commun qui menace leurs intérêts en Méditerranée orientale paraît évidente, au risque, pour la Grèce de s’isoler des Etats-Unis et de ses voisins européens. Mais en être réduit à chercher de l’aide auprès d’un régime dictatorial, c’est tout de même un très mauvais signe pour la diplomatie européenne ! Cependant, la démarche pourrait enclencher le sursaut tant attendu chez les Européens. Tous sont conscients de la menace turque, ils doivent donc faire preuve de pragmatisme et d’audace pour dégager un consensus, et enfin riposter aux agressions turques.
Paru dans l’Atlantico du 13/08/2020.