Peut-être plus encore que les conflits, les crises économiques aident généralement à redessiner les alliances. L’Arabie Saoudite ne fait pas exception à la règle. Aujourd’hui mise en grande difficulté par l’épidémie de Covid-19 et la chute des cours du pétrole, Riyad s’est plus que jamais rapprochée de l’Inde au détriment d’un de ses plus anciens alliés et obligés, le Pakistan.
Lorsqu’il y a un an, le 5 août 2019, l’Inde a révoqué le statut particulier de l’Etat de Jammu-et-Cachemire et envahi la région, l’Arabie Saoudite – comme les Emirats Arabes Unis – n’a émis aucune critique, elle qui s’alignait traditionnellement sur la position pakistanaise sur la question. Quelques semaines après le début de la crise cachemirie, les Emirats décernaient au Premier ministre indien Narendra Modi leur plus haute distinction civile, tandis que l’Arabie Saoudite annonçait un plan d’investissement de 15 milliards de dollars dans le secteur énergétique indien. Deux mois après, Riyad accueillait Modi à l’occasion de l’édition 2019 du « Davos du désert », où le dirigeant populiste promettait près de 100 milliards de dollars d’investissements pour développer les infrastructures pétrolières et gazières indiennes d’ici 2024. L’Inde dépend en effet à plus de 80% des importations pour satisfaire ses besoins énergétiques, la moitié de sa consommation de gaz provenant de l’étranger, notamment de l’Arabie Saoudite qui s’est rapidement imposée comme l’un de ses principaux fournisseurs. Les deux pays ont considérablement resserré leurs liens dans les domaines énergétiques et sécuritaires, ce qui explique mieux l’étonnant mutisme observé par un pays gardien des Lieux saints de l’Islam et leader auto-proclamé du monde musulman à propos de la mise en coupe réglée du Cachemire, une région pourtant à majorité musulmane.
Le Pakistan a rapidement fait les frais de ce changement d’alliance stratégique sur le plan diplomatique, mais aussi économique. Depuis août 2019, Imran Khan voit tous ses efforts menés auprès des puissances du monde musulman en faveur du Cachemire tourner à l’échec. En décembre dernier, sur pression de Riyad et de peur de voir s’envoler les promesses d’investissements saoudiens, le Premier ministre pakistanais a dû décliner l’invitation de la Malaisie d’intervenir lors d’un sommet consacré à la question, qui réunissait également l’Iran, la Turquie et le Qatar. Une précaution inutile puisque désormais, le pragmatisme économique paraît plus fort que la proximité religieuse. L’économie indienne, neuf fois celle du Pakistan, promet bien plus en termes d’investissements et de retombées financières pour le royaume saoudien que celle de son partenaire historique. Riyad exporte aujourd’hui davantage de pétrole à l’Inde et réduit considérablement l’emploi de la main d’œuvre étrangère – en particulier pakistanaise – une tendance amplifiée par la crise économique actuelle et la nécessité pour le royaume de mettre les Saoudiens au travail. De même, la crise pourrait menacer la promesse de Mohammed Ben Salmane d’investir 20 milliards de dollars au Pakistan, notamment dans le port de Gwaidor.
Bien que pays coreligionnaire, le Pakistan a parfaitement conscience de cet éloignement. A tel point qu’après un an d’occupation indienne au Cachemire et de réelle solitude diplomatique, Islamabad semble adopter un ton plus vindicatif envers son débiteur. Le ministre pakistanais des Affaires étrangères Shah Mahmoud Qureshi a ainsi menacé l’Organisation de la Coopération islamique, menée par l’Arabie Saoudite, d’un véritable schisme. Face au dédain suscité par ses multiples demandes de sommet consacré au Cachemire, à la situation des Palestiniens ou au dossier de la mosquée de Babur à Ayodhya, en Inde, le Pakistan, membre fondateur de l’organisation, pourrait s’autoriser à devenir leader sur ces sujets aux côtés « de pays musulmans près à nous rejoindre sur le sujet du Cachemire et prêts à défendre les musulmans cachemiris opprimés. » Par un étonnant hasard du calendrier, Riyad a décidé au même moment d’annuler un prêt d’un milliard de dollars à destination du Pakistan, et n’a toujours pas renouvelé l’accord lui autorisant des délais de paiement pour le règlement de ses importations pétrolières, qui se chiffrent à trois milliards de dollars. Humiliation ultime, le prince héritier saoudien a refusé de recevoir le Chef d’Etat Major de l’Armée pakistanaise, le Général Qamar Javed Bajwa, en visite officielle en Arabie Saoudite le 17 août dernier.
Certes, les contraintes budgétaires du royaume, qui a dû tripler son taux de TVA et réaliser près de 25 milliards de dollars d’économies en urgence, ne sont sans doute pas étrangères à ces décisions, mais on ne peut désormais exclure ces nouvelles tensions diplomatiques pour les expliquer.
Celles-ci soulignent avec acuité la défiance que les deux alliés ont toujours eu l’un pour l’autre. Malgré des liens économiques et sécuritaires très étroits – l’Arabie Saoudite accueille de nombreux travailleurs pakistanais et avait promis en 2018 un vaste plan d’aide financière de six milliards de dollars destinée à renflouer le Pakistan, tandis que celui-ci assure en retour depuis plusieurs années une importante assistance militaire, et surtout la diffusion de l’idéologie wahhabite – le Pakistan ne s’est jamais considéré comme le simple lieutenant de l’Arabie Saoudite. Islamabad a ainsi observé une constante neutralité sur de nombreux dossiers engageant Riyad, et s’est surtout gardé de la soutenir dans sa lutte acharnée contre l’Iran. Bien qu’étant à la tête de l’une des meilleures armées du monde musulman, le Pakistan a ainsi refusé de rejoindre la coalition saoudienne engagée au Yémen depuis 2015 – un mouvement d’autant plus surprenant que le Premier ministre d’alors, Nawaz Sharif, était resté très proche de son pays d’exil – ainsi que de soutenir toutes les résolutions initiées aux Nations Unies par Riyad contre Téhéran. De même, le Pakistan a refusé de prendre part au blocus imposé au Qatar en juin 2017.
En dépit de liens religieux et financiers évidents avec l’Arabie Saoudite, la proximité entre le Pakistan et l’Iran, voisins immédiats, apparaît plus naturelle, d’abord d’un point de vue culturel. 20% de la population pakistanaise est d’obédience chiite, tout comme le père fondateur du Pakistan lui-même, Mohammed Ali Jinnah. Prendre parti en particulier pour l’Arabie Saoudite aurait logiquement créé des tensions communautaires supplémentaires dans un Pakistan déjà miné depuis sa création par les séparatismes baloutches et pachtounes. Dès 2015, Imran Khan s’était déclaré en faveur du Joint Comprehensive Plan of Action qui devait tant bénéficier à l’Iran. Devenu Premier ministre trois ans plus tard, il n’a cessé de proposer sa médiation pour tenter d’apaiser les deux puissances rivales du Moyen-Orient, notamment après les attaques de septembre 2019 sur des sites d’exploitation pétrolière saoudiennes, ou après l’assassinat du Général Ghassem Soleimani début janvier. L’Iran pour sa part s’est également rapproché du Pakistan par la force des choses… quand l’Inde a cessé d’importer son pétrole après l’instauration des sanctions américaines en 2018, et a mis en pause ses investissements dans le pays. Jusqu’ici relativement neutre sur le conflit indo-pakistanais autour du Cachemire, l’Iran a été l’un des premiers pays à exprimer son désaccord après la révocation du statut d’autonomie de la région.
Même si à l’heure actuelle, la relation entre l’Iran et le Pakistan reste à développer – leurs échanges commerciaux n’atteignaient que 500 millions de dollars en 2019 – celle-ci pourrait progresser fortement si l’Iran réussissait à se dégager de l’isolement diplomatique et économique dans lequel les Etats-Unis le tiennent enfermé depuis deux ans. A long terme, et même si le Pakistan restera sans doute un allié essentiel pour Riyad sur le plan sécuritaire, un nouvel ordre stratégique pourrait voir le jour en Asie du Sud : d’un côté, une Inde incarnant le principal relais du royaume saoudien dans la région ; de l’autre, un Pakistan leader d’un nouvel axe aux côtés de l’Iran, de la Turquie, du Qatar et de la Malaisie. Un axe plus déterminé à faire avancer la cause cachemirie, et surtout à le soutenir dans son combat fratricide qui l’oppose à l’Inde depuis plus de soixante-dix ans.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 25/08/2020.