En vingt-six ans, les deux pays ne sont en effet toujours pas parvenus à s’accorder sur la situation de ce territoire autoproclamé indépendant en 1991, une autonomie que l’Arménie soutient et que l’Azerbaïdjan conteste. Mettant un terme à trois ans de guerre qui ont fait 30 000 morts, le cessez-le-feu signé en 1994 sous l’égide du groupe de Minsk (Etats-Unis, France et Russie) n’avait cependant établi qu’une paix incertaine, dépossédant l’Azerbaïdjan de 13% de son territoire autour du Haut-Karabakh au profit d’Erevan, considérée comme légitime pour administrer un territoire majoritairement peuplé d’Arméniens. Depuis 2016, aucun heurt violent majeur n’avait été à déplorer.
Mais en juillet dernier, le « conflit gelé » avait déjà connu un premier regain de tensions très inquiétant. A la suite de bombardements à la frontière nord entre les deux ex-républiques soviétiques, les deux pays s’étaient mutuellement rejetés la responsabilité du déclenchement des hostilités. Les combats incessants que se livrent l’Azerbaïdjan et l’Arménie depuis le 26 septembre démontrent la volonté de Bakou de poursuivre cette dynamique belliciste pour régler, semble-t-il, le différend territorial une fois pour toutes, et par la force. L’offensive azérie apparaît comme la plus ambitieuse depuis la fin de la guerre en 1994, et vise en priorité la reconquête des territoires entourant le Haut-Karabakh.
En outre, l’implication de trois puissances extérieures laisse présager une internationalisation du conflit.
Liée depuis 2011 par des intérêts énergétiques, notamment l’exploitation du gazoduc Trans-anatolien qui doit acheminer du gaz de la Mer Caspienne jusqu’en Europe en passant par la Turquie, et par sa propre inimité envers l’Arménie pour des raisons historiques et culturelles que nul n’ignore, Ankara apporte un soutien militaire et politique sans faille à l’Azerbaïdjan.
Tout en affichant un soutien officiel à Bakou, l’un des meilleurs clients de son secteur militaro-industriel, la Russie joue sur les deux tableaux en apportant également son aide à Erevan, qui a fondé avec elle l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) en 2002 et accueille une base militaire russe sur son territoire. Maîtrisant parfaitement l’instrumentalisation des conflits gelés de son « étranger proche », la Russie vise avant tout à préserver son influence dans la région et à s’attacher ses anciens satellites de l’Union soviétique.
A plus d’un titre, l’Iran enfin est directement concerné par ce conflit dans lequel il a toujours conservé officiellement une certaine neutralité. Les Azéris constituent en effet la deuxième plus importante communauté d’Iran, après les Persans, vivant principalement dans le nord-ouest du pays, précisément près d’une frontière qui touche l’Azerbaïdjan, la Turquie et l’Arménie, et le cœur du Haut-Karabakh. Tenant une difficile position d’équilibriste, Téhéran reconnaît à la fois le droit de l’Azerbaïdjan d’administrer la province indépendantiste… et la position, contraire, de l’Arménie, et s’est même proposé plusieurs fois comme médiateur du conflit. En réalité, l’Iran apporte un soutien logistique et militaire discret, mais bien réel, à Erevan depuis 2016, à la grande exaspération de l’Azerbaïdjan qui le dénonce régulièrement. Considéré comme un médiateur manquant de fiabilité, l’Iran ne peut pourtant pas se permettre de rester à l’écart d’un conflit où il entretient d’importants liens économiques avec les deux belligérants.
Allié à la fois de la Russie et de l’Iran, Erdogan semble pourtant décidé à poursuivre son hyperactivité militaire à l’étranger, à la fois pour distraire l’opinion turque de ses échecs à domicile – en premier lieu de la crise économique qu’il ne parvient pas à résorber – et pour satisfaire les nationalistes. Réveiller le ressentiment turc contre l’Arménie n’est, à ce titre, guère difficile, tant celui-ci ne demande qu’à l’être.
Pourtant, au début de l’intensification des heurts fin septembre, Ankara a d’abord semblé s’en tenir à des déclarations en faveur de Bakou, certes fermes puisqu’elles conditionnent un cessez-le-feu au retrait des forces arméniennes du Haut-Karabakh, mais strictement diplomatiques. La présence aux côtés des forces azéries de combattants syriens pro-Ankara, qui avaient déjà « officié » en Libye et dans le Kurdistan syrien, a été rapidement dénoncée par Paris et Moscou et confirme bel et bien que la Turquie a décidé de s’emparer de ce nouveau conflit pour asseoir sa domination régionale. C’est une entorse de plus à l’engagement qui la lie à l’OTAN, ce que n’a pas manqué de souligner Emmanuel Macron pour appeler une nouvelle fois ses alliés au sein de l’organisation à se saisir du « problème turc », qui atteint désormais des proportions inouïes. A raison, le groupe de Minsk, la France et la Russie en tête, craint cette fois un basculement dans une nouvelle guerre. Les trois présidents du groupe ont ainsi appelé les dirigeants des deux pays à reprendre les négociations sous l’égide de l’OSCE.
L’activisme turc pourrait également susciter des inquiétudes en Iran, qui redoute de longue date une unification de toutes les populations azéries sous la bannière d’un grand Azerbaïdjan, et donc la sécession d’une partie de son territoire. Les manifestations spontanées dans les villes de Tabriz, Urmia et Téhéran en faveur de l’Azerbaïdjan en juillet, nourries par plusieurs années de discrimination contre les Azéris iraniens de la part du régime, l’ont d’ailleurs suffisamment inquiété pour que le président Hassan Rohani se soit empressé de rappeler la légitimité de Bakou à administrer le Haut-Karabakh. Néanmoins, c’est faire peu de cas de la notion d’iranité, ce patrimoine linguistique, culturel et historique commun qui dépasse les appartenances ethniques et constitue sans doute le plus puissant ciment de l’unité iranienne. Il n’en reste pas moins vrai qu’un nouveau conflit dans une région déjà sous haute tension serait une très mauvaise nouvelle pour l’Iran, tant d’un point de vue politique qu’économique.
Il apparaît en revanche très clairement que les deux principaux acteurs du conflit sont plus déterminés à en découdre qu’enclins à résoudre le conflit par la voie diplomatique. Si l’Arménie a rapidement fait savoir qu’elle acceptait les discussions avec le groupe de médiation, elle mobilise également ses troupes de réservistes pour la première fois depuis 1991. L’Azerbaïdjan poursuit la même logique. Dans les deux pays, c’est une communication pro-guerre qui occupe l’essentiel des médias et des réseaux sociaux, tandis qu’en Azerbaïdjan, la propagande anti-arménienne atteint son paroxysme. Pour les uns comme pour les autres, le Haut-Karabakh est devenu une question de souveraineté et d’identité qui ne semble pouvoir trouver d’issue que dans la guerre.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 04/10/2020.