« On prend les mêmes et on recommence »… C’est un peu le triste résumé de la situation du Liban, pourtant au bord de la guerre civile et cherchant désespérément à renouveler sa classe politique. Ce ne sera donc visiblement pas pour cette fois : un an après avoir été contraint à la démission par la volonté du peuple libanais, Saad Hariri est redevenu Premier ministre pour un quatrième mandat, après avoir été désigné par une faible majorité de parlementaires – 65 sur 128 seulement – jeudi dernier. Former un nouveau gouvernement ne sera pas la moindre des épreuves qui l’attendent. La colère de la rue en est une autre, car il est peu probable que les Libanais, qui avaient réussi à obtenir son départ, acceptent de gaité de cœur de voir leur volonté bafouée.
En retrouvant son siège de Premier ministre, Saad Hariri retrouve également un Liban dont la situation n’a fait qu’empirer. On peut dès lors douter fortement de sa capacité à résoudre des problèmes devenus abyssaux, la plus grave crise financière que le pays ait connue, une pandémie de Covid-19 à maîtriser, les questions encore sans réponses qui entourent l’épouvantable explosion du 4 août à Beyrouth, enfin un système politique à bout de souffle, qui nécessiterait une véritable remise en question. Mais comment être à la fois juge et partie ?
Le retour de Hariri est une preuve de plus de l’absence totale de renouvellement de la classe dirigeante libanaise, qui conserve en grande partie les mêmes personnalités – ou les mêmes familles – depuis l’époque de la guerre civile (1975-1990). Et le fait est que sa démission il y a un an n’a pas ouvert l’ère du renouveau dont le Liban a pourtant cruellement besoin. Les gouvernements – d’abord d’Hassan Diab, puis de Mustapha Adib – se sont succédés sans parvenir à dépasser le niveau de corruption et d’incurie qui gangrènent les institutions, parfois même sans réussir à former une équipe. Et pour cause… D’une part, la République libanaise impose que les principales communautés religieuses du pays soient représentées aux plus hautes fonctions. Le Président de la République doit ainsi être chrétien maronite, le Premier ministre musulman sunnite, et le Président du Parlement musulman chiite. D’autre part, la composition du gouvernement ne peut faire l’économie des exigences des différents partis représentatifs des multiples minorités religieuses du pays. Le Hezbollah et le parti Amal ont ainsi notoirement fait savoir qu’ils exigeaient un des leurs aux Finances, le ministère le plus important au sein d’un gouvernement puisqu’il commande au budget de tous les autres.
Alors, face à ses données, le choix de Saad Hariri semblait, malgré tout, s’imposer de lui-même comme le plus consensuel, une autre preuve du caractère « endogamique » du sérail politique qui a justement poussé les Libanais à la révolte. Son père, Rafik Hariri, a fait fortune en Arabie Saoudite avant d’occuper lui-même le poste de Premier Ministre pendant une décennie, jusqu’à son assassinat en 2005. Le gendre de Michel Aoun était jusqu’à l’année dernière ministre des Affaires étrangères. Et si le fils de Walid Jumblatt, le leader druze, refuse de faire de la politique, il a confirmé publiquement qu’il s’agissait bien au Liban d’une « affaire de familles ».
Compte tenu de son ancienneté dans ce milieu, Saad Hariri a certes pu acquérir une réelle expertise des équilibres partisans, et semble plus apte que Diab ou Adib à former un gouvernement satisfaisant pour l’ensemble de la classe politique libanaise. Cependant, ce succès n’est pas garanti, car si le propre parti de Hariri, les partis chiites et druzes, ainsi que le Parti social nationaliste syrien l’ont soutenu, ce n’est pas le cas des partis chrétiens, le Mouvement Patriotique libre du Président Michel Aoun et les Forces libanaises chrétiennes. Le processus, qui n’a rien de démocratique, pourrait donc prendre plusieurs mois avant d’aboutir. Et en cas d’échec, c’est le Liban qui pâtirait une nouvelle fois d’un retard préjudiciable à sa sortie de crise.
Les regards se tournent alors du côté du peuple libanais, qui a pourtant réussi pendant un an, par la force de ses mobilisations, à peser sur les choix des personnalités politiques censées remettre le pays debout. « Killon yani killon », « tout le monde veut dire tout le monde », tel était le slogan des manifestants qui réclamaient une classe politique radicalement nouvelle, mais aussi une réforme institutionnelle qui ne s’est pas produite. Le système politique en vigueur depuis la signature de l’accord de Taif, qui a mis fin à la guerre civile mais a assuré à ses principaux « seigneurs de guerre » de se muer en politiciens et de rester aux commandes du pays, paraît inamovible. Nul ne sait, surtout, par quoi le remplacer, tant ce système nourri par le clientélisme apparaît encore, pour de nombreux Libanais, comme le seul rempart contre l’effondrement économique et sanitaire.
Certes courageux et déterminés, les Libanais ont peut-être manqué d’organisation et de véritable stratégie sur le long terme, ce qui explique aujourd’hui qu’ils soient saisis d’un certain désenchantement et paraissent, pour le moment, accepter le retour de ce « sortant » qu’ils avaient pourtant réussi à sortir. Il est difficile de leur en tenir grief, tant la situation paraît inextricable. De guerre lasse, certains considèrent déjà l’exil comme seule solution pour s’assurer un avenir.
La tâche qui attend Saad Hariri est donc colossale. Car les opportunités économiques qui permettront au Liban de se relever dépendent en grande partie de sa capacité à engager des réformes structurelles crédibles pour répondre aux conditions imposées par le FMI et la France, et ainsi obtenir l’aide financière nécessaire à son redressement. Cela ne suffira pas néanmoins à le libérer de sa profonde dépendance aux importations, rendue d’autant plus insoutenable avec une monnaie qui a perdu 80% de sa valeur en un an. Près de la moitié des Libanais vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, et seront directement impactés par des mesures d’austérité qui supprimeront les subventions sur le carburant et les denrées de première nécessité. Le « nouveau » Premier ministre n’a pourtant pas le choix : le miracle ne pourra venir que du Liban lui-même, et non de la communauté internationale.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 27/10/2020.