Six semaines de combats auront fait plus que trente ans de diplomatie : c’est la conclusion que retirent les observateurs du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour du contrôle du Haut-Karabakh, qui les a opposés depuis le 27 septembre dernier. Par l’intermédiaire de la Russie, les deux belligérants ont signé le 9 novembre un « cessez-le-feu total ». L’accord prévoit que leurs forces armées respectives « cessent le combat sur les positions qu’elles occupent actuellement » et, à cet égard, tout le monde est pour l’heure perdant : l’Azerbaïdjan n’a pas encore repris le contrôle de l’intégralité des sept districts voisins du Haut-Karabakh qu’il visait – ce que l’accord prévoit, mais qui n’est donc pas encore une réalité – tandis que l’Arménie cède les territoires saisies à l’Azerbaïdjan, la ville hautement symbolique de Chouchi, et surtout le contrôle du Haut-Karabakh qu’elle administrait depuis 1994.
Honte suprême, c’est le Premier ministre arménien Nikol Pachinyan qui a été le premier à annoncer la reddition de son pays, suivi par les confirmations de Bakou et Moscou. A Erevan, dans la nuit du 9 au 10 novembre, la colère a rapidement succédé à l’incompréhension. Des milliers d’Arméniens ont manifesté devant les bureaux du Premier ministre, qui restait introuvable, et sont entrés de force au Parlement, molestant violemment son Président Ararat Mirzoyan. Abreuvés par une propagande leur donnant l’illusion de la victoire, les Arméniens connaissent un réveil douloureux et humiliant. A l’instar de l’Allemagne en 1918, le désir de revanche risque de rester très présent dans les esprits et de susciter de nouveaux affrontements. Le nouveau « gel » du conflit du Haut-Karabakh ne sera sans doute que momentané.
Le président azéri Ilham Aliev se présente comme le grand vainqueur de cette guerre-éclair… mais c’est grâce à l’aide militaire d’Ankara et à la présence russe sur son territoire qu’il peut s’en prévaloir. A l’issue de la signature de cet accord, il apparaît difficile de démêler les vainqueurs et les perdants. Son principal bénéficiaire semble être en premier lieu la Russie, qui va déployer une force de paix de 2000 hommes au sein même des frontières azéries pour assurer la sécurité du corridor entre les deux pays. Moscou est cependant apparu comme un allié sans aucune fiabilité : tenue par ses obligations au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective, la Russie devait défendre l’Arménie si celle-ci était attaquée sur son sol. Malgré ses liens diplomatiques et économiques avec Erevan, elle a préféré l’abandonner à son sort et soutenir l’Azerbaïdjan en sous-main, une « faute » qui risque à l’avenir de l’empêcher d’agir comme faiseur de rois en cas de nouveau conflit dans la région.
Vladimir Poutine se voit par ailleurs concurrencé par la Turquie au sein même de son « étranger proche », même si celle-ci n’a pas participé directement à la négociation du cessez-le-feu. Il est incontestable que l’aide militaire qu’elle a fournie à Bakou dès l’été dernier – et notamment l’apport de ses miliciens syriens – a permis de faire basculer le cours des choses en faveur de l’Azerbaïdjan. Ankara a confirmé sa présence dans le Caucase du Sud, au cœur d’un carrefour énergétique capital pour ses propres ambitions. Ainsi, de l’Arménie à la Russie en passant par l’Azerbaïdjan, c’est principalement une perte de crédibilité que l’on constate chez tous les acteurs du conflit, dont seule la Turquie sort indemne.
Cette irruption turque risque pourtant d’avoir un coût pour l’équilibre régional, bien au-delà du Caucase du Sud. La question est désormais de savoir qui, parmi les grandes puissances régionales « périphériques » au conflit, pourrait contribuer à contrebalancer cette influence dans un avenir plus ou moins proche. Israël, qui a choisi de porter assistance à l’Azerbaïdjan en lui vendant des armes, a suscité l’ire de sa propre population par son absence de solidarité entre peuples victimes de génocide. L’Etat hébreu, en optant pour la real politik au détriment d’un engagement moral, a donc également perdu toute légitimité pour intervenir.
Poussé à apporter son soutien à l’Azerbaïdjan par sa propre communauté azérie, et surtout par crainte de ses éléments les plus séparatistes, l’Iran a également failli à ses devoirs multi-séculaires envers l’Arménie, une de ses plus anciennes alliées. De cette prise de position, Téhéran n’a pourtant gagné que la présence de miliciens pro-turcs de Syrie – ceux-là même que la République islamique avait combattus et que la communauté internationale considère comme des terroristes islamistes – aux portes de sa frontière nord. Sa légitimité historique et morale au sein du monde azéri et arménien, assortie à ses capacités militaires qui font autorité au Moyen-Orient, prédisposent pourtant l’Iran à incarner la seule grande puissance à même de contrer l’expansionnisme turc dans le Caucase. Longtemps, l’Iran s’est proposé comme médiateur du conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Son retour sur la scène diplomatique régionale est donc plus urgent que jamais.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 15/11/2020.