L’année 2020 aura décidément été fatale aux nombreux projets que concevait Mohammed Ben Salmane pour son pays, et surtout pour ses ambitions personnelles. Si l’Arabie Saoudite a bien été le premier pays arabe à accueillir le 15ème sommet du G20, l’évènement aura été, par la force des choses, réduit à un week-end de réunions virtuelles entre les dirigeants des vingt pays les plus riches du monde, tous restés à domicile, loin de la vitrine tant espérée pour séduire les investisseurs du monde entier. Alors qu’il prévoyait de promener les dirigeants invités à Al-Ulla, la cité nabatéenne, et même à Diriyah, le berceau familial des Saoud, qu’il comptait leur vanter les mérites de son pharaonique projet de ville futuriste Neom, et souligner le bénéfice de ses « réformes » économiques et sociales pour l’avenir de son pays, le Prince héritier aura vu les échanges se concentrer exclusivement sur la pandémie et les conditions d’accès au futur vaccin. Le maintien de certaines festivités pour donner le change aux Saoudiens, et les concours de dithyrambes des médias locaux, n’ont pas réussi à masquer cette évidence : l’opération de communication lui aura totalement échappé. Preuve de cet échec, « MBS » ne figure nulle part sur la traditionnelle photo de famille des dirigeants, composée numériquement en raison des circonstances sanitaires. Seul son père, le roi Salmane, y représente l’Arabie Saoudite.
A travers cette grand-messe du multilatéralisme, le royaume espérait « blanchir » l’image du Prince héritier, entachée depuis ses débuts au pouvoir par son implication dans l’assassinat de Jamal Khashoggi, son autoritarisme brutal et ses réformes sociales « Potemkine ». Outre la pandémie, les organisations de défense des droits de l’homme se sont plues à jouer également les trouble-fête du sommet, en appelant à boycotter cette fausse « Arabie heureuse » dont les prisons comptent non seulement des militantes féministes telles que Loujain al-Hathloul, arrêtée pour avoir réclamé le droit de conduire avant que le Prince ne daigne l’accorder aux femmes, et jamais relâchée depuis lors, mais aussi des religieux modérés, des activistes, et jusqu’à des membres de sa propre famille. La brutalité du régime s’exprime jusque dans la répression infligée aux tribus qui refusent l’expropriation induite par le gigantisme du projet Neom, au point que les chefs tribaux en ont appelé aux Nations-Unies pour défendre leurs droits.
L’Arabie Saoudite a beau tenter de faire taire les critiques ou censurer les personnalités qu’elle invite, à l’instar du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz – qui avait osé réclamer une minute de silence pour Jamal Khashoggi et la libération des militantes emprisonnées lors du sommet Think 20, organisé virtuellement par Riyad début novembre – la mauvaise réputation du Prince le précède, et pèse sur l’avenir du pays plus que n’importe quelle pandémie mondiale. Si certains diplomates se sont montrés moins circonspects, les maires de Paris, Londres, New York et Los Angeles ont ainsi décliné toute participation aux évènements du G20. En réalité, les politiques étrangers ne font que suivre la tendance déjà montrée par les investisseurs. L’Allemand Siemens, comme le Japonais SoftBank, potentiels soutiens du projet Neom, ont ainsi retiré leur participation en invoquant l’absence de respect des droits de l’homme. L’Arabie Saoudite fait fuir jusqu’aux fans de e-sport, qui ont abreuvé de critiques le compte Twitter du développeur américain de jeux vidéos Riot Games, lorsque celui-ci envisageait d’investir lui aussi dans le projet. Vingt-quatre heures après son annonce, l’entreprise renonçait à son engagement.
Loin des rêves de villes numériques sorties du désert et d’un tourisme florissant en ces temps de pandémie, la seule façon pour l’Arabie Saoudite de regagner un minimum de respect de la part de la communauté internationale serait d’accepter enfin de réécrire le contrat social qui la lie avec son peuple. Malgré l’urgence économique et sociale et, plus encore, malgré une contestation de plus en plus menaçante au sein même de la famille royale, on peine à croire que le Prince héritier s’y résolve. On sait à quel point «MBS » préfère faire en sorte que « tout change pour que rien ne change »… L’arrivée de Joe Biden à la tête des Etats-Unis menace pourtant le fragile édifice, et Riyad en a parfaitement conscience. Ainsi, un geste de bonne volonté serait attendu de la part du royaume saoudien pour se gagner les bonnes grâces du président élu.
La visite express et à peine secrète de Benjamin Netanyahu à Neom dimanche – niée par les autorités saoudiennes, mais confirmée par le gouvernement israélien – où le Premier ministre se serait entretenu avec Mike Pompeo et « MBS », ne donne pas de signe positif en ce sens. Elle semble au contraire affirmer la pérennité de l’axe construit par les pétromonarchies arabes et l’Etat hébreu contre l’Iran sous l’égide de l’administration Trump, et suggère une hypothétique normalisation des relations entre Israël et l’Arabie Saoudite.
Si celle-ci finissait par advenir, ce serait une trahison de plus pour un Etat qui avait de tous temps conditionné la reconnaissance de l’existence d’Israël à la solution à deux Etats, ainsi que le préconisait le « plan Abdallah » formulé il y a bientôt 20 ans. Mais face à la défense des intérêts saoudiens, ceux du peuple palestinien, on le sait, pèsent fort peu désormais. La stratégie pourrait néanmoins s’avérer un mauvais calcul, compte tenu des prises de position de Joe Biden en faveur d’un dialogue constructif avec l’Autorité palestinienne. Habitué à transformer tout ce qu’il touche en tragédie, Mohammed Ben Salmane sème peut-être déjà les graines d’un échec supplémentaire, qui ne fera que diminuer un peu plus son prestige et, surtout, sa légitimité à gouverner.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 25/11/2020.