Nouvel assassinat d’un scientifique iranien. Après l’assassinat retentissant du général Qassem Soleimani début 2020 par l’armée américaine en Irak, c’est cette fois le tour d’un scientifique iranien spécialisé dans le nucléaire, ancien directeur d’une partie du programme nucléaire entre 1989 et 2003, qui a été tué le 27 novembre dernier. L’attaque contre sa voiture, perpétrée à l’aide d’une mitrailleuse télécommandée est signée Israël selon la CIA. Les récents agissements de l’administration Trump vont en effet dans ce sens : les États-Unis ont envoyé le porte-avions USS Nimitz dans la région du Golfe persique tout en assurant que cela n’avait aucun lien avec le tragique évènement. Par ailleurs, lors d’une visite en Israël le 19 novembre, Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine, a imposé de nouvelles sanctions économiques à l’encontre de sociétés chinoises et russes en raison de leur soutien du développement du programme nucléaire iranien. Ainsi, si le ton de l’administration américaine à l’égard de l’Iran devrait s’infléchir avec l’arrivée imminente de Joe Biden à la présidence, l’objectif américain de contrer l’influence et l’aventurisme iranien au Moyen-Orient en dénucléarisant le pays devrait quant à lui, bel et bien rester une priorité. Après avoir avancé, sans fondement, des allégations de fraude électorale, l’intention de Donald Trump semble aujourd’hui limpide dans les dernières semaines de son mandat : rendre la tâche de son successeur sur la question iranienne impossible.
Des réactions unanimement tournées contre Israël. Le ministère russe des Affaires étrangères a fermement condamné l’assassinat du scientifique iranien avertissant que cette action était motivée par la volonté d’accroitre l’instabilité dans la région. Son homologue chinoise, Hua Chunying, a également condamné la violence du crime. John Brennan, ancien patron de la CIA de 2013 à 2017, qualifie quant à lui, l’événement d’ « acte criminel et extrêmement dangereux », qui risquerait d’entraîner des « représailles létales et une nouvelle phase de conflit régional ». Il a ainsi exhorté l’Iran à faire le dos rond face à l’attaque et d’attendre « le retour de dirigeants américains responsables sur la scène internationale ». Alors que les Nations Unies ont demandé aux parties du conflit de la retenue, l’Allemagne, a mis en garde contre « une nouvelle escalade de la situation ».
Une win-win situation pour Israël, fruit d’une stratégie à long terme. A l’aide d’une technique rodée par la sizaine d’assassinats de scientifiques iraniens depuis 2010, le scénario était maîtrisé. En effet, si l’Iran avait réagi de manière épidermique à l’assassinat d’un nouveau scientifique de ses rangs, l’espoir d’un apaisement Iran – États-Unis aurait été anéanti et la violence aurait escaladé. Mais même si l’Iran refusait de choisir la voie de la violence – ce qui a été le parti pris par l’Iran – un scientifique considéré comme le cerveau du nucléaire iranien, aurait emporté de toute façon avec lui une partie de la manne du savoir nucléaire de l’Iran, engendrant de facto un affaiblissement de la République islamique sur le plan scientifique. De plus, cela accroit indéniablement les tensions déjà vives entre Israël et l’Iran et met en danger la promesse de renouer les relations diplomatiques et économiques avec l’Iran formulée par Biden lors de sa campagne. Ce dernier a d’ailleurs récemment déclaré vouloir offrir à l’Iran « une voie crédible de retour à la diplomatie » et a réitéré son souhait de rejoindre l’accord sur le nucléaire iranien.
Un espoir d’apaisement des relations américano-iraniennes. Alors que le Guide suprême Ali Khamenei avait déclaré avant le résultat des dernières élections américaines que l’inimitié avec les États-Unis perdurerait quelle que soit l’issue de l’élection, le président Hassan Rohani a quant à lui salué la victoire du démocrate en déclarant que cette victoire était « une occasion pour le prochain gouvernement américain de réparer les erreurs du passé ». Téhéran a toutefois jugé bon de préciser qu’un éventuel retour des États-Unis au sein d’un traité multilatéral sur le nucléaire devrait, à leurs yeux, s’accompagner d’une garantie qu’un retrait ne se reproduise pas ainsi que de dédommagements financiers pour les dommages profonds causés à l’économie iranienne. En effet, la valeur de la monnaie iranienne a chuté et l’inflation grimpé en flèche depuis le retrait américain du JCPOA le 8 mai 2018.
Un timing serré, en défaveur du camp modéré en Iran. Depuis le rétablissement des sanctions par Donald Trump, l’Iran est frappé de plein fouet par une récession économique sévère, aggravée par la pandémie de Covid-19 qui a fait plus de 50 000 morts. Le camp des modérés qui avait misé sur la relance de l’économie engendrée par une reprise des négociations avec Washington a perdu beaucoup de sa crédibilité auprès du peuple iranien. L’actuel président iranien, Hassan Rohani, qui a été déjà été élu en 2013 puis en 2017, devra céder sa place en juin 2021. Or, Joe Biden ne sera investi qu’en janvier si tout se déroule sans encombre. Ainsi, un court laps de temps court entre la cérémonie d’investiture du démocrate fraîchement élu et l’arrivée de la prochaine administration iranienne. Ce timing serré rend relativement improbable un rétablissement rapide de l’accord sur le nucléaire iranien et ce d’autant plus, que le président iranien sortant disposera d’un pouvoir et d’une influence limités au vu de la transition vers une nouvelle administration dès le mois de juin. Toutefois, si les États-Unis et l’Iran commencent des pourparlers entre janvier et juin, cela ferait miroiter aux électeurs iraniens la possibilité d’un accord, impliquant logiquement un sauvetage de l’économie. Et c’est précisément l’alimentation de cet espoir qui fera pencher la balance du vote entre le camp modéré, partisan d’un accord et le camp des conservateurs, réfractaire à l’accord. Ainsi, une réponse claire et sans équivoque de la part de Joe Biden permettrait aux modérés de garder le pouvoir en Iran. C’est d’ailleurs en connaissance de cause que le Guide Suprême a interdit au Président Rohani d’entamer de quelconques discussions avec Washington.
Un retour à la table des négociations à petits pas. Une grande partie de l’administration de Barack Obama, et notamment des collaborateurs du département d’État qui avaient négocié et finalisé l’accord de 2015, vont revenir aux commandes dès janvier 2021. Or ce sont des fervents partisans d’une politique « à petit pas » avec l’Iran. Il est donc fort à parier que les négociations et la signature d’un accord se construiraient au fil de l’eau avec des preuves de coopération, par exemple avec l’autorisation de l’achat du pétrole iranien ou encore la vente de médicaments de lutte contre le Covid-19 à l’Iran en échange du gel immédiat des contraventions iraniennes à l’accord nucléaire.
L’épineuse question du programme balistique iranien. Si un accord venait toutefois à être trouvé malgré le contexte complexifié par le timing des deux élections, il serait sans nul doute différent du dernier en date de 2015. Le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne (pays de l’E3) ont essayé de maintenir l’accord en vie et joueront sans nul doute un rôle majeur dans la négociation des termes du retour des États-Unis dans l’accord placé dès janvier sous l’égide de Joe Biden. Mais l’E3 reconnaît qu’un simple retour à l’accord initial est peu probable tant la cartographie régionale a évolué depuis qu’Obama a quitté le bureau Ovale en 2016. En effet en l’espace de quatre ans, la signature d’accords de normalisation historiques entre Israël et les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, soudés par leur hostilité commune – surtout les deux premiers – envers l’Iran et le développement considérable du programme de missiles balistiques par l’Iran ont profondément modifié le paysage géopolitique. Joe Biden rencontrera donc d’importantes difficultés à motiver sa décision d’allègement des sanctions auprès de l’opinion américaine ainsi que de la frange la plus réfractaire à l’Iran au sein du parti démocrate et ce, d’autant plus face à un Sénat qui serait à majorité républicaine. Ainsi, les résultats du second tour des élections sénatoriales de janvier 2021 en Géorgie détermineront certainement la liberté d’action de Joe Biden puisque le Sénat américain dispose d’un pouvoir extrêmement large (ratification de traités, nomination des juges fédéraux, ministres, juges fédéraux, ambassadeurs). Au vu de la situation catastrophique de l’économie iranienne, les États-Unis pourront sans conteste s’en servir pour lui imposer un accord plus large, intégrant le nucléaire et la balistique. En effet, Israël et les pays arabes du Golfe persique ont en réalité davantage d’appréhension concernant les activités régionales de l’Iran et de son développement de missiles de précision que de son activité nucléaire qui n’a pas vocation à être utilisée mais à seulement dissuader. La peur est d’autant plus grande que l’embargo de l’ONU sur les ventes d’armes conventionnelles à l’Iran a expiré malgré l’opposition américaine. Ainsi la question du programme balistique iranien devient centrale, concrète et supplante la problématique plus abstraite du nucléaire iranien. La technologie développée par l’Iran est également transmise aux milices affiliées au Liban, en Syrie, au Yémen et en Irak ce qui décuple le pouvoir de menace que représente le programme balistique iranien. Pour l’Arabie Saoudite, l’exemple le plus marquant de la montée en puissance de la force balistique iranienne a été l’utilisation de missiles de croisières contre des infrastructures pétrolières saoudiennes respectivement en septembre 2019 à Abqaïq et Khurais dans la province orientale d’ach-Charqiya.
L’opération de sabotage multiple de la part d’Israël et de ses alliés perdure et ne semble pas perdre de vitesse malgré les administrations américaines qui défilent mais ne se ressemblent pas. Ainsi, l’apaisement semble bien lointain.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 15/12/2020.