Des relations américano-turques en dent de scie sous le mandat de D. Trump
D. Trump a souvent fait l’éloge de l’efficacité de R. Erdogan à gouverner sa nation, occultant consciemment les transgressions des droits de l’Homme en Turquie (répression de la liberté d’expression, arrestations arbitraires de journalistes et d’opposants politiques, destitution de maires kurdes démocratiquement élus). Malgré le fait que D. Trump n’ait eu de cesse de répéter à qui voulait l’entendre que les relations entre la Turquie et les États-Unis – et surtout lui – étaient au beau fixe, de multiples crises entre les deux Etats ont jalonné le mandat de D. Trump. Cependant, le putsch manqué en Turquie en 2016 a sévèrement détérioré les relations entre les deux pays et donc entre les deux chefs d’État. Un autre désaccord a vu le jour également au sujet de la milice des unités de protection du peuple syro-kurde (YPG) qualifiée d’organisation terroriste par Ankara mais soutenue par Washington dans la lutte contre l’État islamique en Syrie. De même, lorsqu’un pasteur américain avait été emprisonné en Turquie pour espionnage, D. Trump avait menacé de détruire l’économie turque en guise de représailles s’il n’était pas relâché, ce qui avait précipité le décrochage de la livre turque en 2018. Également, l’épée de Damoclès pesant sur la banque publique turque Halkbank pour l’accusation de fraude, blanchiment d’argent de plusieurs dizaines de milliards de dollars et entraves aux sanctions américaines contre l’Iran est venue intensifier les tensions entre les deux Etats. Enfin, le vote d’approbation de la qualification de génocide, par la Chambre des représentants des États-Unis, en 2019, concernant le génocide de deux millions d’arméniens par l’Empire ottoman a remis de l’huile sur le feu.
La dernière crise turco-américaine en date
Une autre affaire est venue dégrader un peu plus l’entente entre les deux pays : celle des missiles russes S-400. Une nouvelle fois et contrairement à leur ligne de conduite envers l’Iran, les États-Unis se sont montrés relativement indulgents dans leurs sanctions à l’encontre de la Turquie pour son acquisition d’un système de défense anti-aérienne russe. Les sanctions se limitent ainsi à la mise au ban de la Turquie du programme de développement de l’avion de combat furtif américain F-35 malgré les importants investissements d’Ankara, à l’interdiction de nouvelles exportations d’armes par le gouvernement turc et l’interdiction pour les dirigeants de la société d’État SSB de séjourner sur le sol américain, en vertu de l’article 231 de la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) en date de 2017. Cette loi prévoit, entre autres, des sanctions automatiques dès qu’un pays opère une transaction substantielle avec le secteur de l’armement russe. Ces sanctions attendues depuis longtemps mais dont l’application a mis du temps à être tranchée par l’administration américaine, notamment en raison du gel de leur annonce par D. Trump au nom de son amitié avec le dirigeant turc, ont donc été annoncées par le Département d’État américain le 14 décembre dernier soit à un peu plus d’un mois de l’expiration du mandat présidentiel de D. Trump. Le 4 décembre, le Congrès Américain avait en effet contraint l’exécutif à mettre en œuvre ces sanctions dans un délai de 30 jours suivant l’adoption du budget 2021 du Pentagone. Ces sanctions a minima ont été reçues avec soulagement par les dirigeants turcs car cela a permis de préserver l’économie turque chancelante. Ces sanctions ont l’air d’avoir été d’ailleurs spécialement confectionnées pour limiter leur impact sur l’économie turque et les marchés ainsi que pour préserver les relations entre les deux puissances. D’ailleurs, la terminologie utilisée dans le texte officiel de sanctions démontre la volonté américaine de poursuivre une coopération puisque la Turquie est décrite comme un « allié précieux » et « partenaire important des États-Unis pour la sécurité régionale ».
La perte de l’ami Trump
Malgré d’importantes crises entre les deux pays, le lien personnel entre les deux hommes a permis de conserver de bonnes relations entre les deux pays. Ainsi, le président turc n’a pas accueilli la victoire de J. Biden avec le sourire. Après s’être abstenu de commenter cette victoire, le président turc a fini par lui adresser ses félicitations en ajoutant qu’il espérait un renforcement des relations entre Ankara et Washington. J. Biden avait déjà donné son avis sur le président turc en décembre 2019 dans un entretien accordé au New York Times, le qualifiant d’ « autocrate » et en soulignant son envie d’enhardir les rivaux du dirigeant turc pour qu’ils ne le battent « pas par un coup d’État, mais par le processus électoral ». Ankara avait alors réagi à ses propos en dénonçant vivement « l’ignorance pure, l’arrogance et l’hypocrisie » de J. Biden. Ainsi, de même que la question iranienne, le dossier turc est dans le collimateur du 46ème président des États-Unis. Ankara craint donc un durcissement du ton de la maison blanche.
Des attentes et des spéculations autour du mandat de J.Biden
Le porte-parole du président turc a récemment dévoilé les attentes de la Turquie à l’égard de la nouvelle administration. Le premier point vise la problématique des alliés kurdes (groupe YPG, émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan – PKK) de Washington sur le front syrien, considéré par la Turquie comme un groupe terroriste. Le gouvernement turc espère un changement de politique sur le sujet. La deuxième priorité de la Turquie concerne la présence de réseaux gulénistes aux États-Unis en référence au Fetö (Fethullahist terror organization), mouvement Gülen dont R. Erdogan demande l’extradition de son prédicateur Fethullah Gülen, qu’il accuse d’avoir fomenté la tentative de putsch de juillet 2016, et qui est installé en Pennsylvanie depuis. Malgré la proximité entre R. Erdogan et D. Trump, cet appel est resté lettre morte.
Malgré l’histoire mouvementée entre R. Erdogan et J. Biden, la prudence et la diplomatie dont a fait preuve J. Biden par le passé, en tant que vice-président de B. Obama durant 8 ans ainsi que sa longue expérience au Sénat en qualité de président de la commission sénatoriale des affaires étrangères font de lui un expert en politique étrangère. Davantage enclin au dialogue que son prédécesseur, J. Biden s’était notamment opposé à l’intervention américaine contre M. Kadhafi en Libye, à la montée en puissance en Afghanistan, à l’opération d’élimination de O. Ben Laden et n’était pas non plus pour le fait de pousser H. Moubarak vers la sortie lors du Printemps arabe en 2011. Ainsi, le caractère et l’expérience de J. Biden n’augurent pas de comportement belliqueux venant des États-Unis à l’égard de la Turquie.
La Turquie plus que jamais dans le collimateur de l’Union européenne
Les tensions se sont renforcées ces dernières années en Méditerranée orientale après la découverte d’importants gisements gaziers. La Grèce, Chypre et la Turquie notamment ont pour point de discorde la délimitation de leurs frontières maritimes dans les zones économiques exclusives (ZEE) grecque et chypriote. Même durant l’ère Trump, la Turquie et les États-Unis ont vu leurs relations se détériorer en raison des ambitions d’exploration d’hydrocarbures d’Ankara dans les eaux disputées par la Grèce et Chypre. Malgré l’appel de l’Union européenne à l’arrêt des forages turcs, Ankara continue d’appuyer une diplomatie ambitieuse car elle souhaite s’imposer dans le cercle fermé des grands exportateurs d’armes. Pour ce faire, elle utilise toutes les occasions pour promouvoir son nouveau matériel militaire, comme ses drones de nouvelle génération qui ont fait leurs preuves pendant le conflit du Haut Karabkh. En septembre 2020, Mike Pompeo, chef de la diplomatie américaine, avait visité Athènes en signe de soutien à la Grèce. Ainsi, Ankara craint de voir J. Biden renforcer l’alliance gréco-israélo-chypriote dans les prochains mois à son détriment.
Une friction avec la France révélatrice de la faiblesse de l’OTAN
Les liens entre la France et la Turquie se sont également tendus depuis un incident naval en juin 2020, au cours duquel un bâtiment militaire turc escortant un navire soupçonné de violer l’embargo sur les exportations d’armes en Libye avait illuminé le navire français « Courbet » de son radar de contrôle de tir, ultime étape avant de faire feu. La France avait porté cette affaire devant l’OTAN mais en vain puisqu’il avait été décrété qu’il s’agissait d’un simple « désaccord entre alliés ». Le président turc a ensuite multiplié les invectives à l’égard de son homologue français, traitant E. Macron d’« amateur » et d’« incompétent » en septembre 2020 puis a déclaré s’inquiéter pour sa « santé mentale » en octobre et a enfin espéré en décembre que la « France [allait] se débarrasser le plus tôt possible » de Macron, également accusé d’« islamophobie ». Ces réactions épidermiques, ne s’inscrivant pas dans une stratégie précise visant à renforcer son aura de leader supposé du monde musulman sunnite, auto-construite et savamment entretenue. Cet épisode de tension en mer aura eu néanmoins le mérite de mettre en lumière le statut d’État intouchable dont bénéficie la Turquie au sein de l’OTAN, qui serait en état de « mort cérébrale » d’après le Président français. En effet, l’organisation ne dispose d’aucun mécanisme de sanction ou d’exclusion contre ses membres et s’est révélé être ces dernières années une machine américaine qui mettait les problèmes, notamment ceux causés par la Turquie, sous le tapis afin de conserver son allié. L’arrivée de J. Biden, beaucoup moins favorable au dirigeant turc, changera certainement la donne vis-à-vis de la façon de faire au sein de l’OTAN.
Des sanctions européennes encore moins tranchées que les sanctions américaines
Alors que la Turquie brigue toujours officiellement une place au sein de l’Union européenne, le couperet des sanctions, évoqué en octobre 2020 est tombé le 10 et 11 décembre 2020. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’il ne tranche pas nettement. Les 27 chefs d’État réunis à ces dates ont décidé d’étendre la liste noire établie en 2019 afin de sanctionner les activités d’exploration turques dans les eaux chypriotes. Dans cette lancée, de nouveaux noms seront soumis au vote des Etats membres dans les prochaines semaines. Ils rejoindront notamment les noms de responsables de la Turkish Petroleum Corporation (TPAO), ayant subi les sanctions de la CAATSA (interdiction de visas, avoirs gelés sur le sol américain). Cependant, la règle de l’unanimité des décisions au niveau de l’OTAN complique la prise de sanctions vis-à-vis de la Turquie. En effet, au vu de l’absence de consensus, les sanctions économiques ont été écartées du tapis, ainsi que la requête grecque d’imposer à la Turquie un embargo européen sur les armes. Josep Borell, chef de la diplomatie européenne, a néanmoins expliqué que « l’idée est de serrer la vis progressivement » à l’égard de la Turquie. Il a d’ailleurs reçu la mission d’établir un rapport d’ici mars 2021, sur les instruments et les options possibles pour sévir contre le voisin turc notamment en influant sur les échanges commerciaux. Ainsi, les Etats membres espèrent encore un revirement d’attitude d’ici là. De l’autre côté de l’Atlantique, on regarde de près ce qu’il se passe en Europe. En effet, l’Europe aura sans nul doute un rôle crucial à jouer dans la politique turque qui sera menée par Biden. Ses conseillers proches ont d’ailleurs indiqué que le nouveau président coordonnerait son action avec celle de l’Union européenne.
Une stratégie turque très risquée
R. Erdogan qui s’est engagé sur plusieurs fronts militaires simultanément s’est considérablement éloigné de ses alliés historiques, les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN, pour se rapprocher de la Russie. Peu avant les élections américaines, Biden a qualifié la Russie de « plus grande menace actuelle pour l’Amérique en termes de rupture de notre sécurité et de nos alliances ».
Cependant, le rapprochement entre la Turquie et la Russie a été mis à mal par le fait que les intérêts turcs se heurtent de plus en plus souvent aux intérêts russes. En Libye par exemple, Erdogan a envoyé des troupes avec l’appui des députés turcs mais contre l’avis de leur allié américain qui considérait que cette interférence étrangère complexifierait davantage la situation en Libye. Ce pays est alors devenu au fil des années le théâtre d’une véritable lutte d’influence entre deux camps : d’un côté le Qatar et la Turquie qui soutiennent le Gouvernement d’union nationale (GNA) des Frères Musulmans et de l’autre, l’Égypte ainsi que des pétromonarchies arabes du Golfe Persique tels que les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite qui appuient les troupes du maréchal Haftar. En novembre 2020, les Etats Unis avaient appelé le maréchal à mettre fin à son offensive de reconquête de Tripoli malgré le soutien passé du président américain. Le conflit dans cette zone implique de nombreux acteurs et notamment la Russie qui selon les États-Unis, chercherait à exploiter le conflit en renforçant les troupes du maréchal Haftar avec le concours des mercenaires ruses du groupe Wagner.
La Russie et la Turquie se retrouvent également en désaccord sur le front syrien car motivés par des objectifs antagonistes.
Enfin, récemment, les turcs se retrouvent une nouvelle fois indirectement en confrontation aux russes de par leur soutien militaire de l’Azerbaïdjan dans sa guerre contre les forces arméniennes dans la région disputée du Haut-Karabakh, dans le sud du Caucase. Dans des déclarations faites avant les élections, Biden a fortement penché en faveur de l’Arménie, qualifiant d’ « irresponsable » l’implication militaire de la Turquie.
Le défi de Biden : changer la trajectoire dangereuse de la Turquie tout en préservant les liens américano-turcs
Même si la préoccupation première sera celle de la pandémie et de l’économie nationale, Biden, en tant que spécialiste de la politique étrangère, s’attèlera vite aux nombreux problèmes de politique extérieure. Outre l’Asie qui préoccupe les États-Unis en raison de la montée en puissance constante de la Chine, l’Administration Biden ne négligera sûrement pas la question iranienne et son problème nucléaire. Le futur président des États-Unis aura également la lourde tâche supplémentaire de reprendre ce qu’avait détruit D. Trump durant son mandat, et devra notamment réparer les relations avec les alliés de l’OTAN, fortement détériorées par quatre années d’hostilité du président américain.
Les Etats-Unis et les Etats membres de l’Union européenne, devront donc trouver un équilibre entre le coût des sanctions infligées à la Turquie et le coût géopolitique engendré par ces sanctions.
Rédigé par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 07/01/2021.