Atlantico : En 2009, Erdogan avait qualifié la répression chinoise des Ouïghours de «génocide». En 2012, il s’était même déplacé au Xinjiang afin de montrer son appui aux populations. Pourtant, en décembre dernier, la Chine a signé un traité d’extradition avec la Turquie pour favoriser le retour de certains Ouïghours soupçonnés de « terrorisme ». Quelles sont les motivations d’un tel revirement ?
Ardavan Amir-Aslani : Effectivement, les Ouïghours sont un peuple turcophone sunnite occupant l’actuelle province du Xinjiang, région autonome sous contrôle chinois. En réalité, cette province correspond à la partie oriental de l’ancien Turkestan (« pays des Turcs » en persan), qui s’étendait de la mer Caspienne au désert de Gobi et regroupe de nombreux peuples partageant langues et cultures altaïques, ou turco-mongoles. Les Ouïghours sont d’ailleurs plus proches des Khazaks et des Kirghizes que des Hans, ethnie qui compose l’essentiel de la population chinoise actuelle.
En vertu de liens culturels et ethniques très anciens, la Turquie peut donc s’estimer concernée par la répression que subissent les Ouïghours. Cet intérêt répond également aux principes du panturquisme, l’une des dimensions du néo-ottomanisme activement développé par Erdogan. Très présente chez les ultranationalistes turcs du MHP et leur branche armée, les Loups Gris, cette idéologie vise à réunir sous l’égide de l’Etat turc toutes les populations turcophones de souche asiatique et touranienne, qui peuplent la plupart des ex-républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale, ce qui inclut donc le Turkestan oriental et les Ouïghours. Le but étant la création d’un vaste empire ethnolinguistique baptisé « Touran », du nom persan du légendaire royaume rival de la Perse que Ferdowsi évoque d’ailleurs dans son Shâh-Namêh.
C’est en partie à cause de cette idéologie que la Turquie s’est investie dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, en soutien aux populations azéries, turcophones. Erdogan s’était donc engagé contre la répression chinoise des Ouïghours dès 2009. En juillet 2020, le même Erdogan affirmait au contraire que les gens « vivaient heureux » au Xinjiang.
Ce sont évidemment les intérêts économiques, face auxquels les fantasmes impériaux pèsent fort peu, qui expliquent ce changement de ton. La Turquie se trouve actuellement dans une situation économique et sociale très instable, que le président turc ne parvient pas à enrayer : un taux de chômage très élevé, une monnaie qui s’est effondrée par rapport au dollar, des réserves de change épuisées. C’est d’autant plus problématique pour Erdogan que son parti, l’AKP, a longtemps fondé sa popularité sur ses victoires économiques qui ont permis à la Turquie, au début des années 2000, de connaître une croissance à deux chiffres.
Dans un tel contexte, froisser le partenaire chinois serait, du point de vue des autorités turques, une erreur diplomatique. Une partie des Nouvelles routes de la Soie, le gigantesque projet de coopération économique mis en place par Xi Jinping, passe par Ankara et Istanbul, apportant dans son sillage de multiples promesses d’investissements et de développement des infrastructures locales. Parce que la Chine reste un partenaire économique incontournable, la Turquie, comme d’autres pays musulmans d’ailleurs, renonce à la défense des droits de l’homme et à la solidarité islamique, finalement assez fantasmée en Occident, au profit de la realpolitik et de ses propres intérêts.
Quelle est actuellement la situation des Ouïghours en Turquie ?
La Turquie abrite une importante diaspora ouïghoure, d’environ 50 000 personnes, qui ont choisi l’exil plutôt que de subir les répressions du Parti Communiste Chinois au Xinjiang. Ces exilés s’inquiètent naturellement de ce traité d’extradition, qui avait été signé entre la Turquie et la Chine en 2017 et attendait d’être ratifié – ce qui est désormais chose faite depuis décembre dernier. S’il permet de renvoyer en Chine toute personne soupçonnée de « terrorisme » par Pékin, ce texte comporte tout de même quelques limites : ainsi la Turquie peut refuser d’extrader une personne visée si elle estime la demande liée à un « crime politique », si elle concerne un citoyen turc, ou une personne bénéficiant du droit d’asile. Ces gardes-fous sont d’autant plus nécessaire qu’en vertu des liens culturels que j’ai évoqués, la cause ouïghoure reste très populaire auprès des Turcs. Les ultranationalistes, sur lesquels Erdogan s’appuie fortement, critiquent régulièrement la répression chinoise et avaient même brûlé des drapeaux chinois en décembre 2019 lors de manifestations à Istanbul. A l’automne dernier, ce sont les révélations de certains médias, accusant Ankara d’expulser des Ouïghours vers la Chine en toute discrétion, qui ont scandalisé l’opinion et engendré de nouvelles manifestations.
Erdogan, de plus en plus critiqué sur le front économique et aussi diplomatique par son propre peuple, doit donc se montrer prudent : il lui faut ménager le partenaire chinois sans s’aliéner l’opinion publique turque, qui reste à l’heure actuelle la meilleure protection dont peut bénéficier la diaspora ouïghoure en Turquie.
L’hypocrisie du leader turc sur les Ouïghours est-elle le signe que sa lutte pour la défense des musulmans opprimés de par le monde n’est qu’une façade derrière laquelle il cache ses velléités expansionnistes ?
En réalité, les velléités expansionnistes d’Erdogan sont liées en partie à son positionnement en faveur des musulmans opprimés. Son activisme militaire et diplomatique, issu de l’idéologie néo-ottomane, vise en effet à recréer l’espace géographique de l’Empire ottoman, et plus encore à poursuivre la guerre de légitimité politique et religieuse qu’il entretient essentiellement avec les pétromonarchies arabes du Golfe Persique. Pour justifier sa place de leader du monde musulman sunnite, l’Arabie Saoudite ne peut se prévaloir que de sa position de gardien des Lieux saints de l’islam, certainement pas d’un bilan politique positif, d’une société ouverte, ou d’une solidarité islamique à toute épreuve.
A l’inverse, Erdogan présente la Turquie comme un modèle de démocratie musulmane réussie, contrastant avec les régimes corrompus et autoritaires de l’Arabie Saoudite, des Emirats ou même de l’Egypte. Son engagement – certes de façade – pour la cause palestinienne, pour les printemps arabes, pour les minorités musulmanes opprimées à travers le monde, fait partie de cette stratégie d’incarnation d’une alternative politique crédible.
Mais toute désireuse qu’elle soit de devenir le leader du monde musulman sunnite, la Turquie n’a malheureusement pas les moyens de ses ambitions, et lorsqu’elle a besoin d’un partenaire économique, la question des droits de l’homme et celle de la solidarité islamique deviennent étrangement secondaires.
Néanmoins, Erdogan n’est pas le seul à se retrouver face à ce choix cornélien et opter pour la realpolitik : l’Arabie Saoudite, prétendue garante de la foi sunnite à travers le monde, ne s’est pas davantage engagée pour le Cachemire afin de ne pas froisser l’Inde, son nouveau partenaire économique. Elle a même sabordé volontairement les multiples tentatives du Premier ministre pakistanais Imran Khan de faire inscrire le sujet à l’ordre du jour de l’Organisation de la coopération islamique. Même silence également, envers la situation des Rohingyas en Birmanie. Face aux multiples enjeux politiques, économiques, aujourd’hui sanitaires, que vivent les pays du monde musulman, leurs intérêts personnels priment sur toute autre considération, ce qui explique que de nombreux combats, à commencer par celui de la Palestine, subissent un désintérêt croissant non seulement de la communauté internationale, mais aussi de leurs coreligionnaires.
Paru dans l’Atlantico du 07/03/2021.