Malgré le fait que Raphaël Lemkin, juriste américain, ait créé le mot “génocide” en 1943 en se fondant sur le génocide des juifs par les nazis, l’Holodomor des Ukrainiens en URSS et le génocide des Arméniens par l’Empire ottoman, ce dernier n’a pas eu le droit à une reconnaissance mondiale aussi rapide que les deux premiers. Ainsi, ce n’est qu’il y a quelques jours que Joe Biden, dans sa déclaration solennelle du 24 avril dernier, a enfin qualifié de génocide le “Medz Yeghern”, “le grand mal” commis par les Ottomans sur les Arméniens entre 1915 et 1923 dans un contexte particulier. En effet, l’Arménie est encore exsangue à la suite du conflit récent dans le Haut-Karabakh qui a fait des milliers de morts militaires et civils du côté arménien et a engendré la confiscation de trois quarts du territoire arménien de l’Artsakh.
Trentième pays à reconnaître le génocide
Par ailleurs, cette décision a nettement rompu avec la tradition politique américaine. En effet, tous les prédécesseurs de Joe Biden, y compris Barack Obama, ont promis cette reconnaissance du génocide mais ont soigneusement évité d’utiliser ce terme car trop apeurés de se mettre à dos la Turquie, membre de l’Otan et pays puissant au Moyen-Orient. Barack Obama avait ainsi préféré reporter la reconnaissance afin de sécuriser l’accès aux bases américaines en Turquie durant la guerre contre l’État islamique. Seul le président Ronald Reagan avait utilisé le terme “génocide” dans un discours en date de 1981, sans toutefois entériner légalement sa position. Une avancée notable avait eu lieu sous le mandat de Donald Trump puisque le Congrès, dès 2019, avait reconnu le génocide, sans être toutefois suivi par le président sulfureux qui se refusait à employer le terme, parlant à la place d’“une des pires atrocités de masse du XXe siècle”.
“Seul le président Ronald Reagan avait utilisé le terme “génocide” dans un discours en date de 1981, sans toutefois entériner légalement sa position”
Ainsi, bien que cette reconnaissance n’ait rien d’extraordinaire car elle constitue la suite logique de la reconnaissance du génocide dans la conscience collective américaine, la Turquie considère que Washington a franchi le Rubicon en parlant de génocide. Par cette décision, les États-Unis deviennent le trentième pays à reconnaître le génocide, aux côtés notamment de la France depuis 2001, de l’Allemagne ou encore de l’Italie et du Canada. Malgré la “responsabilité morale” qui incombe à Israël au vu de son histoire, comme l’avance Yair Lapid, leader du parti centriste israélien Yesh Atid, Jérusalem n’a pas reconnu le génocide arménien pour de multiples raisons : d’abord, par peur de la réaction de la Turquie dans une région sous tension, mais également car l’Azerbaïdjan, allié de la Turquie, est un acheteur important d’armes israéliennes. Par ailleurs, l’alliance entre Israël et l’Azerbaïdjan permet à Tel Aviv d’utiliser le territoire azéri afin de faire des incursions en territoire iranien.
Turquie, le syndrome du traité de Sèvres
Depuis l’avènement de la République en 1923, malgré les recherches historiques qui relèvent qu’environ 1,5 million d’Arméniens – soit près de trois quarts de la population arménienne de l’Empire ottoman à l’époque – et plusieurs centaines milliers de chrétiens d’Orient ont péri par des marches forcées vers le désert syrien et des déportations ordonnées par le gouvernement des Jeunes-Turcs, la Turquie continue de nier. Récusant fermement la dimension génocidaire du massacre perpétré, la Turquie maintient en effet encore aujourd’hui la version d’une guerre civile et d’une famine en Anatolie sur fond de Première guerre mondiale, desquelles auraient péri environ un demi-million d’Arméniens et Turcs. Mevlüt Çavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères, a ainsi déclaré que “Les mots ne peuvent changer ou réécrire l’histoire” et que la Turquie n’avait “de leçons à recevoir de personne sur [son] histoire”. Sur la même ligne, le président turc considère que les propos du président américain seraient “sans fondement, injustes et contraires à la réalité”, et a invité les États-Unis à “se regarder dans la glace” en évoquant par une prétérition le massacre des Amérindiens commis par les premiers Anglo-Américains : “Je n’ai même pas besoin de mentionner les Amérindiens. On le sait déjà. Quand tout cela est connu, vous ne pouvez pas accuser la nation turque de génocide”.
“1,5 million d’Arméniens – soit près de trois quarts de la population arménienne de l’Empire ottoman à l’époque ont péri”
Cette attitude méfiante et hostile, véritable symptôme du syndrome du traité de Sèvres, pousse la Turquie à considérer qu’elle est entourée d’ennemis qui souhaitent son trépas. Au-delà de la dimension géostratégique, la reconnaissance du génocide aboutirait, sur un plan plus pragmatique, à des demandes de compensation financières de la part des Arméniens, ce que souhaite éviter à tout prix la Turquie, déjà affaiblie économiquement.
Une reconnaissance plus politique que mémorielle
Opposé à ce que des tiers participent à ce débat sur le génocide arménien, le ministre des Affaires étrangères turc rappelle que l’arbitrage retentissant de Washington n’a aucune portée juridique véritable, mais constitue bel et bien “une blessure profonde qui portera préjudice à la confiance et à l’amitié mutuelles”. Toutefois, cette confiance est toute relative puisqu’Antony Blinken, secrétaire d’État de l’administration Obama puis Biden, qualifiait déjà la Turquie de “soi-disant partenaire stratégique” qui “par de nombreux aspects ne se comporte pas comme un allié”. La décision récente de Joe Biden impactera vraisemblablement les relations turco-américaines déjà très dégradées par de multiples contentieux, dont la menace de Chypre et de la Grèce en mer Méditerranée par la Turquie, l’achat par Ankara de systèmes antiaériens russes S-400, le sort réservé aux Arméniens du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, la répression systématique des opposants et de la presse ainsi que le sort des Kurdes, alliés stratégiques des États-Unis en Syrie.
“La décision récente de Joe Biden impactera vraisemblablement les relations turco-américaines déjà très dégradées par de multiples contentieux”
Mais si ce geste marquera sans conteste une étape positive, il ne sera sans doute pas suffisant pour changer réellement les choses. La communauté de 60 000 Arméniens de Turquie frappée d’opprobre et d’ostracisme ne voit en effet aucune amélioration dans son traitement. Cela s’explique par le fait que l’Arménie est un petit pays qui est loin d’être aussi important économiquement et politiquement que la Turquie et ce, malgré une diaspora puissante dans le monde et notamment aux États-Unis, où elle constitue le second lobby ethnique après le lobby pro-israélien. En réalité, la reconnaissance du génocide arménien n’est pas seulement motivée par la mémoire des victimes du génocide. Elle se révèle être surtout une manière pour Washington d’envoyer le message à Ankara que sa proximité avec la Russie et la Chine, se traduisant par une radicalité des actions anti-occidentales, peut aboutir à des sanctions et à l’isolation de son leadership. Les États-Unis sont d’autant plus confiants qu’ils savent que la Turquie n’est pas en mesure de se rebeller puisqu’elle souffre d’un chômage et d’une forte inflation, et ne peut ni se retirer de l’Otan, ni fermer les bases américaines sur son territoire. Enfin, Joe Biden a conscience que les intérêts américains s’orientent davantage aujourd’hui vers l’Asie que vers le Proche et le Moyen-Orient. Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan en est la démonstration idoine.
C’est pour toutes ces raisons que malgré sa fermeté apparente, le dirigeant turc a accepté de rencontrer Joe Biden en marge du sommet de l’Otan à Bruxelles au mois de juin afin d’apaiser les tensions entre les deux pays.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 05/05/2021.