Cette semaine, le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, dit MBS, a déclaré que l’Arabie saoudite cherchait à “avoir de bonnes relations avec l’Iran”, en travaillant notamment avec ses partenaires dans la région “pour surmonter [leurs] différences avec l’Iran”. Selon lui, “l’Iran est un pays voisin. [L’Arabie saoudite veut] des relations bonnes et spéciales avec l’Iran. [L’Arabie saoudite ne veut pas] que la situation de l’Iran soit difficile. Au contraire, [l’Arabie saoudite veut] que l’Iran soit prospère”. Malgré la rapidité de l’évolution des relations géopolitiques contemporaines, le basculement d’un discours belliqueux à un discours de pacification du voisinage a de quoi étonner.
“Malgré la rapidité de l’évolution des relations géopolitiques contemporaines, le basculement d’un discours belliqueux à un discours de pacification du voisinage a de quoi étonner”
En effet, quatre ans auparavant, le discours du prince était tout autre. Il affirmait alors à qui voulait l’entendre que le dialogue était impossible avec l’Iran en ces termes : “Comment pouvez-vous avoir un dialogue avec un régime construit sur une idéologie extrémiste ?”, insistant sur le fait que les points communs entre les régimes étaient “presque inexistants”. Le point culminant des tensions avait d’ailleurs été atteint en 2016 avec l’attaque de l’ambassade saoudienne à Téhéran en réponse à l’exécution d’un religieux chiite en Arabie saoudite. Durant l’ère Trump, le prince, qui entretenait d’excellentes relations avec le président américain, n’a de plus pas hésité à se joindre à ses accusations contre l’Iran concernant la livraison de missiles et de drones aux Houthis, rebelles yéménites qui contrôlent la capitale de leur pays. Les prises de position tranchées de Riyad avaient alors eu pour conséquence logique la rupture totale des relations entre le royaume saoudien et l’Iran, dont le point de discorde était sans surprise l’hégémonie sur la région. Depuis, de l’eau semble avoir coulé sous les ponts puisque de nombreuses réunions ont lieu de manière officieuse depuis quelques mois.
Des pourparlers secrets en cours
Malgré les démentis de la part des Saoudiens et les Iraniens, la vérité a rapidement émergé. En coulisses, l’Irak, pays rendu exsangue par la guerre, a sauté sur l’occasion pour apaiser les tensions entre l’Arabie saoudite, qui se considère comme le leader du monde musulman sunnite, et l’Iran, principale puissance chiite, en facilitant les discussions entre les plus hauts responsables de la sécurité des deux pays. Le commandant de la Al-Force Qods iranienne, l’unité d’élite du Corps des Gardiens de la révolution, a d’ailleurs déclaré que “l’Iran compte 80 millions d’habitants, et l’Arabie saoudite peut avoir des intérêts avec nous, notamment dans le domaine de l’énergie” en ajoutant que des relations pacifiées entre l’Iran et l’Arabie saoudite seraient dans l’intérêt des deux puissances. D’autres pays tels que les Émirats arabes unis, la Jordanie, le Qatar et l’Égypte participent également à l’effervescence des discussions depuis le début de l’année. Le prince qatari des Affaires étrangères a par exemple soutenu l’appel de MBS.
“L’Iran compte 80 millions d’habitants, et l’Arabie saoudite peut avoir des intérêts avec nous, notamment dans le domaine de l’énergie”
Malgré des intérêts diamétralement opposés de Téhéran et Riyad dans les conflits au Liban, en Irak, en Syrie et au Yémen, les discussions sont donc bel et bien enclenchées. Or, l’amélioration des relations entre Riyad et Téhéran, ennemis historiques, pourrait à minima atténuer fortement les heurts dans la région, voire faire espérer une paix durable.
Un revirement stratégique à facteurs multiples
La raison principale de ce changement d’ambiance est sans nul doute le retrait récent des troupes américaines, en raison de leur désintérêt progressif pour le Moyen-Orient pour se concentrer pleinement sur l’Asie. La non-ingérence graduelle de Washington vis-à-vis des querelles moyen-orientales a poussé MBS à opérer ce changement de stratégie. Un incident notable a marqué un tournant. En effet, l’attaque des installations pétrolières saoudiennes, qui n’a pas été suivie d’une riposte de leur soi-disant allié Donald Trump contre le principal suspect qu’était l’Iran, a été un électrochoc pour les Saoudiens. Étant visiblement livrés à eux-mêmes aujourd’hui, ils ont ainsi compris qu’ils devaient se créer leurs propres alliés sur place, et plus encore depuis l’arrivée de Joe Biden qui a confirmé la fin du soutien politique et militaire américain à Ryad. En effet, le nouveau président américain est beaucoup plus sévère à l’égard de MBS que son prédécesseur, notamment après l’assassinat macabre de Jamal Khashoggi, rapport de la CIA à l’appui.
“L’attaque des installations pétrolières saoudiennes, qui n’a pas été suivie d’une riposte de leur soi-disant allié Donald Trump contre le principal suspect qu’était l’Iran, a été un électrochoc pour les Saoudiens”
Par ailleurs, vis-à-vis des Houthis yéménites, MBS a récemment été obligé de déclarer qu’ils étaient des Arabes et non de simples agents de l’Iran. L’intensification des attaques des Houthis – environ 150 depuis 2019 – contre les installations pétrolières du royaume saoudien, et notamment celle d’Aramco en 2019, a en effet poussé le prince héritier à réagir.
Enfin, l’effondrement du cours du pétrole à cause de la Covid-19 entame sérieusement la viabilité du projet “Vision 2030” porté par le prince. Celui-ci a pour mission de refondre l’économie saoudienne en une économie moins pétro-dépendante, en attirant notamment les investissements étrangers. Ainsi, le prince sait qu’il n’a donc d’autre choix que d’abandonner sa politique étrangère agressive au profit d’une diplomatie plus apaisée, et notamment avec l’Iran, après avoir notamment constaté que la politique de “pression maximale” envers l’Iran ne parvenait pas à faire effondrer la République islamique. L’Iran, quant à lui placé dans une position délicate suite à des années de sanctions dures envers son économie, est à un tournant puisque les élections présidentielles se dérouleront le 18 juin prochain.
La naissance d’une diplomatie régionale
Malgré les pronostics, le retrait américain n’a pas provoqué le chaos dans la région, mais semble plutôt avoir permis l’émergence d’une diplomatie régionale, même si elle n’est que balbutiante. Toutefois, si les discussions se multiplient entre la puissance perse et les pays arabes, il est également possible que les dirigeants ne parviennent pas à s’entendre sur un modus vivendi en raison du fossé existant entre ces acteurs.
“Malgré les pronostics, le retrait américain n’a pas provoqué le chaos dans la région, mais semble plutôt avoir permis l’émergence d’une diplomatie régionale, même si elle n’est que balbutiante”
D’autant plus qu’il n’existe aucune institution multilatérale dans la région qui pourrait donner le rythme aux négociations dans un cadre apaisé. Ainsi, de par la grande méfiance et l’inimitié historique de ces pays, la moindre étincelle pourrait réduire à néant tous les échanges.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Publié dans Le Nouvel Economiste du 12/05/2021.