« L’Iran est-il une cause révolutionnaire ou un Etat-nation ? » Henry Kissinger avait résumé en une question toute l’ambiguïté d’un pays qui est l’un des rares au monde à avoir conservé les mêmes frontières depuis plus de trente siècles. A tel point que l’on devrait plutôt poser la question en ces termes : est-ce un Etat-nation ou un « Etat-civilisationnel » ?
La mémoire de l’Empire est en effet restée vive en Iran. Loin d’être le propre de la République islamique, cet attachement occupait déjà largement la politique du dernier Shah. En organisant les fêtes fastueuses de Persépolis en 1971 pour célébrer les 2500 ans de la fondation de l’Empire perse par Cyrus, en choisissant cette date comme début du calendrier iranien au détriment de l’Hégire, le Shah enracinait délibérément l’identité nationale iranienne dans son glorieux passé pré-islamique, ce qui entraîna l’ire de la sphère religieuse en Iran. Outre les régimes politiques, la civilisation perse transcende le temps et l’espace. Le monde iranien est linguistique et culturel, et rayonne encore largement en Asie centrale. On compte ainsi plus de 61 millions de locuteurs du persan iranien et de ses rameaux orientaux, le dari, le pachtoune et l’ourdou, langues indo-européennes parlées de la Turquie au Pakistan et jusqu’en Inde. Chaque année, 300 millions de personnes célèbrent Norouz, le Nouvel An iranien, à travers le monde.
De part cet héritage, l’Iran estime avoir un droit de regard, ou une mission de protection, sur les terres qui se trouvaient autrefois sous sa juridiction. En Irak, cela s’est traduit encore récemment par la proposition de Téhéran de financer les 600 000 dollars de travaux de restauration de l’Arche de Ctésiphon, dernier vestige de l’ancienne capitale des Sassanides, située à une trentaine de kilomètres de Bagdad. L’offre, soupçonnée de dissimuler des intentions plus politiques qu’archéologiques, a reçu un accueil si mitigé que l’Iran a préféré abandonner le projet. Le chantier sera finalement assuré par la fondation suisse Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit, en partenariat avec le ministère irakien de la Culture, du Tourisme et des Antiquités. Cet épilogue apparaît logique. En effet, l’histoire civilisationnelle de l’Irak remonte elle aussi à des temps immémoriaux et à la Mésopotamie antique. Ce que l’anecdote souligne néanmoins, c’est que la faiblesse actuelle de l’Etat irakien est telle qu’elle ne lui permet pas d’user de ce récit pour répondre aux influences extérieures, contrairement à l’Iran. L’influence iranienne en Irak, longtemps présentée comme une opposition à l’influence des Etats-Unis, dépasse en réalité cette rivalité géopolitique : en Irak, l’Iran vise surtout à refaçonner sa sphère d’influence régionale et son hégémonie sur ses voisins, à l’image de celle qui fut la sienne des siècles durant.
Cette conscience historique et culturelle très profonde conditionne une large part de géopolitique iranienne, et la question a aujourd’hui son importance dans un monde multipolaire qui n’est plus défini par la seule opposition bilatérale entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique, entre capitalisme et socialisme, ou entre démocratie et régimes autoritaires. L’hyperpuissance américaine et l’effondrement de l’idéologie communiste ont effectivement entraîné un mouvement de réaction dans le reste du monde, comme le prédisait Samuel Huntington. Mais plus qu’un « choc des civilisations », c’est davantage l’émergence d’un nouveau modèle, « l’Etat-civilisationnel », que l’on observe, un concept manifeste chez ces Etats qui puisent dans leur civilisation les racines de leur identité nationale et de leurs valeurs, et défient les règles de l’ordre mondial telles que les Occidentaux, et surtout les Américains, les ont définies après 1945. Un « Etat-civilisationnel » tire sa stabilité de son caractère centralisé, mais use de sa mémoire et de son histoire pour justifier son interventionnisme et créer des zones d’influence. Quatre pays sont aujourd’hui animés par cette dynamique : la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie, d’anciens empires qui aspirent à retrouver leur gloire impériale, déterminent leur influence extérieure en accord avec cet objectif, et profitent pour ce faire des faiblesses des Etats-Unis et des Européens.
Pour les démocraties du monde occidental, ces « nouveaux Empires » représentent un danger car ils proposent un modèle alternatif, un story-telling qui mêle habilement politique et culture. Ce récit se complait certes dans un passé idéalisé, mais peut néanmoins réussir à fédérer les peuples autour de l’idée de nations et d’histoires communes. A cet égard, le « Lion-Dragon Deal » de 25 ans entre la Chine et l’Iran ne s’appuie pas seulement sur des liens économiques, mais également sur une identité commune entre les deux pays, celle d’avoir été deux anciennes civilisations asiatiques.
On voit clairement que ce modèle civilisationnel a toujours guidé la politique iranienne. Bien qu’il soit en grande difficulté économique, et depuis près de quarante ans sous un régime de sanctions presque continu, l’Iran consacre ainsi un budget colossal à son influence extérieure : d’après les autorités américaines, celle-ci lui aurait coûté depuis 2013 près de 26 milliards de dollars, répartis entre l’Irak, le Liban, le Yémen et la Syrie, sans compter les quelque 700 millions de dollars versés chaque année au Hezbollah par Téhéran. Cependant, le concept de civilisation étant plus fluctuant que celui de nation, il peut s’accompagner de difficultés évidentes en matière de souveraineté, comme on l’observe notamment en Irak. Ce concept permet également de mieux comprendre la psyché politique de l’Iran. Le discours sur la grandeur et l’héroïsme, également sur la martyrologie, à la fois issues de la pensée chiite mais aussi du corpus légendaire de la Perse pré-islamique, témoigne de ce double héritage.
Mais ce nationalisme exacerbé, qui s’accompagne généralement d’un bellicisme ad hoc, comporte néanmoins des limites et ne constitue pas une réponse positive, en particulier en temps de crise. Erdogan vante une Turquie puissante à l’étranger, mais à la faveur de la crise sanitaire et économique, près d’un tiers des Turcs ne mange pas à leur faim en 2021. Téhéran étend son influence de la Méditerranée au Golfe Persique, mais échoue pour l’heure à répondre aux aspirations de son peuple, et plus encore à celles des « déshérités » auxquels la Révolution islamique promettait plus de justice sociale.
Par ailleurs, si cette démarche est présentée comme un appel au pluralisme et à la diversité culturelle à l’échelle internationale, ceux-ci sont totalement niés à l’intérieur des frontières de la civilisation concernée, surtout lorsqu’une culture ou une identité est jugée incompatible avec la culture dominante. Pour certains analystes, le concept d’« Etat-civilisationnel » est moins un combat idéologique face à la domination occidentale, qu’une façon de renforcer sa légitimité auprès de son propre peuple. Ce n’est pas tant la civilisation, mais un régime particulier, qui en tire bénéfice.
Les démocraties occidentales peuvent au moins retenir une leçon de ce concept politique, qui semble voué à s’implanter durablement dans la lecture des relations internationales : revendiquer ses valeurs, les affirmer et les exporter, est devenu un enjeu crucial dans un monde multipolaire. S’ils ne sont pas exemplaires, ces « nouveaux Empires » ont su conserver la fierté de leur passé et de leur identité, et surtout l’utiliser à des fins politiques. Sans chercher pour autant à imposer ses propres valeurs, le monde occidental aurait tout à gagner à s’inspirer de ce modèle et à revendiquer ce qui constitue sa propre identité. Face à des prédateurs dont la stratégie n’a, finalement, que très peu changé au cours des siècles, il pourrait enfin retrouver son rang et lutter à armes égales avec ces pays qu’il a déjà maintes fois affrontés au cours de l’Histoire.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 16/05/2021.