Deux drames ont coûté mercredi à l’Iran l’un de ses plus puissants navires militaires et une importante raffinerie pétrochimique, propriété de l’Etat iranien. Le Kharg a coulé au large du détroit d’Ormuz après plusieurs heures de lutte contre un incendie d’origine indéterminée – une explosion survenue dans la salle des machines est parfois évoquée – tandis que quelques heures plus tard, c’est un gigantesque incendie, consécutif à une fuite de gaz et à une explosion, qui s’est déclenché dans la raffinerie au sud de Téhéran.
Le naufrage du Kharg constitue véritablement une lourde perte pour la marine iranienne. Dédié à l’entraînement et au soutien logistique, ce navire de guerre était le plus grand en tonnage jusqu’à la reconversion du Makran au début de l’année comme porte-hélicoptères. Celui-ci ne pourra cependant pas atteindre le niveau d’autonomie du Kharg, capable de ravitailler en hydrocarbures et de réapprovisionner d’autres navires en haute mer. A cet égard, il a plusieurs fois aidé les forces opérationnelles iraniennes à mener des opérations de lutte contre la piraterie au large de la Corne de l’Afrique. Dans la Mer Rouge face aux Israéliens ou lors d’escales en Chine et en Indonésie, il servait également la « diplomatie navale » de l’Iran. On ignore si le Kharg devait se rendre au Venezuela, ou bien devenir un centre de commandement maritime des Gardiens de la Révolution. Dans les deux cas, ces deux affectations étaient hautement stratégiques.
L’Iran a fait face ces derniers mois à plusieurs attaques sur ses sites stratégiques, dont le complexe d’enrichissement nucléaire de Natanz, qui ont confirmé de graves défaillances dans la sécurité iranienne, comme la haute performance des opérations d’infiltration israéliennes à l’étranger. L’Etat hébreu a tacitement reconnu sa responsabilité dans plusieurs attaques de terrain, notamment en Syrie, et de cyber-attaques contre l’Iran, tout comme l’assassinat du scientifique Mohsen Fakhrizadeh en novembre dernier. Pour autant, Israël n’a ni démenti ni revendiqué la moindre implication dans la double catastrophe de cette semaine. Le Pentagone a confirmé avoir pris connaissance de la perte du Kharg, sans commenter davantage.
Ce contexte soulève donc deux hypothèses. Dépité par la volonté de Joe Biden de reprendre le dialogue avec Téhéran, Israël pourrait avoir décidé d’agir de manière indépendante contre l’Iran en vue de défendre sa sécurité nationale. Une autre possibilité serait celle d’opérations menées en réalité par proxy par les Américains, en vue d’affaiblir Téhéran et de gagner davantage de marge de manœuvre dans les négociations à Vienne. Dans les deux cas, Israël n’a jamais caché, depuis le mois d’avril, sa ferme opposition à ce traité qu’il considère inapte à limiter les ambitions militaires de l’Iran. Après l’attaque menée contre le site de Natanz, Washington s’était gardé de tout commentaire, se bornant à nier toute implication « de quelque manière que ce soit ».
Pour l’heure, la République islamique n’a pas répondu à ces provocations. Elle a en effet tout intérêt à minimiser les succès israéliens, à la fois pour éviter de souligner ses propres faiblesses en matière de sécurité intérieure, mais aussi pour ne pas envenimer les négociations sur l’accord de Vienne. Pour éviter le piège de l’escalade dans lequel Israël aimerait tant le voir tomber, l’Iran pourrait choisir, à dessein, la résistance et la patience.
Une dernière thèse, plus embarrassante, mérite néanmoins d’être soulevée : celle de l’accident provoqué par la vétusté de l’équipement militaire de la République islamique. Commandé à l’époque du Shah à la Grande-Bretagne et achevé en 1977, le Kharg n’a été livré qu’en 1984, en pleine guerre contre l’Irak, après de longues négociations. Si de tels accidents peuvent frapper n’importe quelle armée, leur récurrence au sein des forces iraniennes pose tout de même question. Mardi dernier, la veille du naufrage du Kharg, une défaillance technique des sièges éjectables d’un F-5 antérieur à 1979 a coûté la vie à deux pilotes, alors que l’appareil était encore au sol. L’année dernière, durant un exercice militaire, un missile lancé d’une frégate iranienne a frappé par erreur un autre navire dans le port de Jask, faisant 19 morts et 15 blessés parmi les marins. En 2018, un contre-torpilleur iranien avait également coulé en mer Caspienne en raison d’une erreur humaine. Entre 2003 et 2020, pas moins d’une vingtaine d’accidents dus à des défaillances techniques ont été relevés au sein des forces armées iraniennes. Qu’il soit donc le fait d’une nouvelle opération de sabotage israélienne ou d’une défaillance technique, le naufrage du Kharg met malheureusement en lumière les failles du système de sécurité iranien, y compris dans le contre-espionnage, dans un contexte diplomatique pourtant lourd d’enjeux pour son avenir économique et géopolitique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 06/06/2021.