L’Histoire regorge d’exemples « d’ennemis » capables de dépasser leurs antagonismes pour favoriser un rapprochement diplomatique et défendre leurs intérêts communs, voire pour sceller des accords de paix. On pense naturellement à la surprenante visite de Richard Nixon en Chine en 1972, qui initia une entente entre les deux puissances pour contrecarrer l’influence soviétique. Autre exemple quelques années plus tard, en 1979, lorsque le Premier ministre israélien Menachem Begin signa les Accords de Camp David avec l’Egypte, mettant ainsi fin au long conflit qui, d’arabe, devint exclusivement palestinien. L’Histoire a parfois tendance à se répéter. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’élection de l’ultraconservateur Ebrahim Raeissi pourrait ainsi favoriser la signature d’un nouvel accord sur le nucléaire entre l’Iran et les Etats-Unis.
Pourquoi les conservateurs réussiraient-ils là où les réformateurs ont, sinon échoué, du moins peiné depuis la reprise des négociations en avril dernier ? Une telle situation aurait été en effet impensable en 2013, lorsque l’administration Obama commença à négocier avec l’équipe du réformateur Hassan Rouhani. Depuis l’élection de Mohammad Khatami, les Occidentaux ont en effet considéré que la seule force de progrès possible en Iran ne pouvait venir que du camp réformateur. Les conservateurs iraniens, au demeurant, ont nourri cet argument, arc-boutés sur leur opposition frontale et radicale aux Etats-Unis et, à partir de 2015, farouches contempteurs du Joint Comprehensive Plan of Action et de ses éventuels bénéfices.
Mais le contexte a changé. Certes, les conservateurs restent intrinsèquement hostiles aux Etats-Unis, favorisant plus volontiers un rapprochement stratégique avec la Chine ou la Russie, les deux principales alliées de l’Iran. Si le nouveau président élu n’a aucunement l’intention de mettre cet objectif entre parenthèses, il répond néanmoins à un autre impératif, la consolidation du pouvoir des conservateurs, et du sien. Pour ce faire, la sécurisation d’un accord avec les Etats-Unis est indispensable. Ce pragmatisme est partagé par l’administration Biden, qui souhaite avant tout apaiser les tensions au Moyen-Orient – ce qui passe nécessairement par un dialogue retrouvé avec Téhéran – afin de se consacrer à sa principale préoccupation, l’ascension de la Chine. En réalisant qu’il était contreproductif de faire de l’élection présidentielle iranienne un marqueur temporel inamovible, Washington a ainsi rallongé le délai jusqu’au milieu de l’été, laissant davantage de temps à Ali Khamenei pour sécuriser la bonne marche des négociations côté iranien.
Hier comme aujourd’hui, la position du Guide Suprême mérite en effet d’être rappelée et analysée, car elle est à contre-courant de celle de la majorité des conservateurs. On oublie par exemple que le Guide avait approuvé l’accord initial de 2015 et soutenu la mise en conformité de l’Iran. Rendu extrêmement méfiant par le retrait unilatéral décidé par Donald Trump en mai 2018, Ali Khamenei avait alors pris ses distances avec un objet diplomatique qui n’avait finalement jamais tenu ses promesses et placé l’Iran dans une situation économique catastrophique. Pour autant, à l’inverse des Gardiens de la Révolution ou du Parlement iranien, le Guide a toujours opté pour un subtil équilibre entre critiques légitimes envers les Etats-Unis, et souhait de voir l’Iran rester membre du traité et ouvert à de nouvelles négociations. Dès le mois d’avril, il a ainsi exprimé son soutien à l’administration Rouhani, sans se priver d’un certain scepticisme quant à ses chances de succès.
Bien que cette stratégie se heurte à leurs convictions, les conservateurs pouvaient difficilement s’opposer au Guide Suprême, véritable chef de l’Etat iranien. Ebrahim Raeissi s’est naturellement inscrit dans la lignée des propos d’Ali Khamenei, ne ménageant pas l’administration sortante, sans déclarer pour autant qu’il retirerait l’Iran de l’accord sur le nucléaire. Sur le plan de la communication politique, le bénéfice d’un nouvel accord serait d’ailleurs total pour le nouveau président élu, qui en récolterait les fruits sans avoir eu à s’embourber dans d’âpres négociations avec les Occidentaux.
Pour autant, Ali Khamenei se retrouve face à un choix politique délicat : parer à l’urgence et obtenir la levée des sanctions économiques qui pèsent sur l’Iran, sans que cela entraîne une victoire diplomatique pour les réformateurs et surtout, des compromis sur les sujets non négociables pour Téhéran. La question des garanties exigées par la République islamique se pose à cet égard. Un nouveau retrait des Etats-Unis à échéance 2025 serait en effet catastrophique pour l’Iran. Mais du côté de Washington, obtenir des négociations sur le programme balistique iranien et son influence régionale au Moyen-Orient de la part de l’Iran constitue une difficulté majeure, si ce n’est insurmontable.
Le Guide Suprême a donc tout intérêt à ce que la nouvelle administration conservatrice sécurise l’accord, d’abord pour pacifier définitivement l’aile dure à cet égard. Il a de bonnes chances d’y parvenir, en vertu de la confiance que les ultra-conservateurs accordent à leur candidat nouvellement élu, et de leurs intérêts communs. Le processus semble d’ailleurs déjà enclenché, puisque moins d’une semaine après son élection, Ebrahim Raeissi mettait en place un comité chargé d’évaluer la concordance du nouvel accord avec les conditions initiales du JCPoA. Au sein de ce comité siègent côte à côte Abbas Aragchi, le négociateur en chef à Vienne, et Mojtaba Zolnour, l’un des parlementaires iraniens les plus critiques de l’accord.
L’autre objectif non dissimulé d’Ali Khamenei est évidemment de stabiliser l’Iran pour assurer que sa succession se déroule sans heurts. L’élection d’Ebrahim Raeissi, en donnant tous les leviers du pouvoir aux conservateurs, constituait une première condition. La seconde est un exercice du pouvoir réussi. Si la chose reste par nature imprévisible et incertaine, elle serait de toute façon impossible sans accord entre l’Iran et les Etats-Unis. Raeissi, dont la légitimité à la tête de l’Etat reste fragile face à un taux d’abstention record dans l’histoire de la République islamique, a naturellement besoin d’une réussite politique pour s’assurer de succéder au Guide Suprême et faire face à la concurrence qui se manifestera le moment venu. Plus que quiconque, il a donc tout intérêt à ce que les négociations viennoises s’achèvent positivement pour l’Iran.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 27/06/2021.