Donald Trump ayant mis fin aux négociations avec les talibans, le pays risque fort de retomber dans le chaos.
Doit-on désespérer de l’Afghanistan ? Pris en étau entre les Etats-Unis, qui souhaitent mettre enfin un terme à une « guerre sans fin » et une présence militaire dans le pays depuis 18 ans, et les talibans, défaits en 2001 mais prêts à tout pour reconquérir le pouvoir alors qu’ils contrôlent déjà près de la moitié du territoire, sans compter la menace rampante de Daech qui le gangrène, le pays semble dans l’impasse et continue d’être démembré au gré des intérêts des uns et des autres.
Samedi 28 septembre, 9,6 millions d’Afghans étaient attendus aux urnes pour élire leur nouveau président. Mais à la vue des rues désertes de Kaboul, des commerces fermés, des gens qui se pressaient de rentrer chez eux, on pouvait douter qu’un tel événement avait lieu. Depuis le 7 septembre, date de l’échec des pourparlers entre talibans et Américains, le groupe islamiste a multiplié les attentats et menacé jusqu’au bout la bonne tenue du scrutin, considéré comme « fantoche ». En Afghanistan, où chacun vit dans la peur, voter est devenu un acte de courage. Le taux d’abstention a battu tous les records, avec seulement un électeur sur cinq qui se serait déplacé.
Deux jours après le vote, alors que le dépouillement avait à peine commencé, les deux principaux candidats en lice, le président sortant Ashraf Ghani et son opposant Abdullah Abdullah, réclamaient chacun la victoire. Les résultats ne seront pas connus avant plusieurs semaines, mais ces déclarations laissent déjà craindre un blocage politique, avec pour conséquence une recrudescence de la violence dans un pays qui n’a pas connu la paix depuis bientôt 40 ans.
Déjà repoussée deux fois, cette élection présidentielle n’a suscité que peu d’intérêt. Il est vrai qu’il y a encore quinze jours, elle n’était même pas envisagée : tout le monde croyait encore à un accord de paix entre les Etats-Unis et les talibans, après un an d’âpres négociations. L’objectif des neufs séries de négociations qui ont eu lieu depuis octobre 2018 au Qatar entre représentants des talibans et du gouvernement afghan, était d’obtenir in fine un accord qui n’avait plus qu’à être validé par Donald Trump. Auquel cas, celui-ci aurait entamé un processus de paix inter-afghan, et l’élection présidentielle aurait été de nouveau reportée.
Or, contre toute attente, le 7 septembre et par un de ces tweets lapidaires dont il est coutumier, le président américain annonçait l’abandon des négociations avec les talibans. La campagne présidentielle s’est donc organisée dans la précipitation, pour une quinzaine de jours, pour deux ou trois candidats qui avaient les moyens de se présenter, et sous la menace constante des talibans.
Donald Trump a justifié cette décision suite à la mort d’un soldat américain en Afghanistan. La vérité est tout autre.
Les négociations, qui avaient bien avancé depuis ces derniers mois, avaient permis de faire accepter un calendrier de retrait des 14 000 soldats américains sur 16 mois, contre la promesse des talibans de cesser leurs activités terroristes. Malheureusement, personne ne parvint à se mettre d’accord, et surtout pas les talibans, sur un point précis : le maintien d’une force américaine « anti-terroriste » sur le territoire après la fin 2020 et le départ de tous les soldats américains. Jusqu’au bout, Trump et les faucons de la Maison-Blanche, Mike Pompeo en tête, ont cru pouvoir faire plier les talibans et les inviter à signer l’accord à Camp David, répétant ainsi l’exploit de Jimmy Carter en 1978 entre l’Egypte et Israël.
Là encore, la méconnaissance de Trump des subtilités diplomatiques et de la culture de ses adversaires a eu un effet délétère sur les négociations. Certes, il a eu le mérite de prendre des risques et d’initier un dialogue impensable depuis 2013, date depuis laquelle Washington se gardait d’approcher diplomatiquement les talibans. Mais il a sous-estimé les dissensions au sein de sa propre équipe, entre Pompeo, soutien de l’accord, et Bolton, farouche opposant jusqu’à son limogeage. D’autre part, si les négociations ont échoué, c’est aussi parce que les talibans, dans leur ensemble, voulaient éviter un « mauvais deal »… comprendre un accord qui leur ferait perdre les vastes territoires qu’ils maîtrisent en Afghanistan, au bénéfice des seuls intérêts américains. Ce sont plus encore les complexités de la politique afghane, notamment sa culture du consensus, et les dissensions internes au sein des talibans, entre négociateurs et membres de la shûrâ, le Conseil des leaders talibans, qui contribuèrent à cet échec.
Aujourd’hui, quel est le résultat ? Donald Trump a pour l’instant failli à sa promesse de « ramener les boys à la maison ». Aucun plan de paix pour l’Afghanistan n’a vu le jour. Au même titre que ceux lancés avec la Corée du Nord ou l’Iran, son pari diplomatique – sur lequel il comptait pour sa réélection en 2020 – est tombé à l’eau. Preuve s’il en fallait encore qu’il n’est pas possible de jouer les apprentis sorciers sur des dossiers aussi difficiles et lourds d’enjeux.
Pour l’Afghanistan, c’est le retour à la case départ : une situation politique des plus tendues, la menace d’une crise politique après une élection entachée d’irrégularités et de fraude, et un regain d’influence et de puissance pour les talibans, plus libres que jamais de faire avancer leur agenda dans le chaos ambiant et d’étendre leur influence sur davantage de provinces.
Lors de l’Assemblée générale de l’ONU, le président sortant Ashraf Ghani lançait cette « invitation » aux talibans : « rejoignez-nous dans la paix, ou nous continuerons le combat ». Plus que jamais, le pays est au bord d’une nouvelle guerre civile. Pourtant, certains politiques afghans, qui n’ont jamais connu que la guerre, veulent encore croire à une possible entente. Mais le chemin pour y parvenir est loin d’être clair. Pris dans « le grand jeu » des diverses puissances occidentales et asiatiques – Etats-Unis, Russie, Chine – l’Afghanistan paye cher sa position stratégique, le long des nouvelles routes de la soie et au cœur de l’Asie centrale. Seule une réaction rapide et efficace de la communauté internationale, soutenue par l’ONU, pourrait, à tout le moins, permettre une médiation et ainsi relancer de nouvelles négociations plus équilibrées. La France, qui reprend la main diplomatique au sein de la communauté européenne, comme elle a tenté de le faire dans le dossier iranien, pourrait légitimement oeuvrer en vue d’un règlement des conflits.
Il y a véritablement urgence, car la récente stratégie des Américains, qui ont déclenché le chaos il y a 18 ans, et sont depuis incapables de refermer la boîte de Pandore, menace de faire sombrer les rares progrès observés en Afghanistan depuis ces dernières années, notamment dans l’éducation d’une population jeune et nombreuse – 21 millions d’Afghans ont moins de 25 ans. Il ne s’agit pas non plus de signer un accord qui donnerait l’impression aux adversaires d’hier qu’ils ont, finalement, gagné la guerre. Les voies de la diplomatie sont impénétrables, mais il est certain que rien ne serait plus écoeurant que de voir l’Afghanistan retomber aux mains mêmes de ceux contre lesquels une coalition s’est battue pendant près de deux décennies, au prix de dizaines de milliers de morts.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 02/10/2019.