Ces dernières décennies, lancées dans des interventions néocoloniales, les puissances occidentales se sont heurtées à maintes reprises à des échecs militaires cuisants. L’Afghanistan vient de s’ajouter à la liste des défaites américaines, mais celle-ci était particulièrement prévisible.
Kaboul, le Saïgon de Biden
Hegel disait que “L’histoire se répète toujours deux fois”, ce à quoi Karl Marx ajoutait “La première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce”. Alors qu’Anthony Blinken, secrétaire d’État américain, affirme que l’Afghanistan n’est pas Saïgon, il s’avère que l’histoire semble s’être bel et bien répétée et être devenue une farce ayant coûté la vie de 50 000 civils afghans, 70 000 soldats de l’armée afghane et 2 500 militaires américains sur 20 ans d’une guerre sans fin.
“Hegel disait que “L’histoire se répète toujours deux fois”, ce à quoi Karl Marx ajoutait “La première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce”
L’attentat suicide perpétré aux portes de l’aéroport de Kaboul le 26 août dernier, revendiqué par le groupe djihadiste État islamique du Khorasan, l’une des branches de Daech, ayant fait plusieurs dizaines de morts afghans supplémentaires et une quinzaine de morts du côté de l’armée américaine, a rempli l’objectif de déstabiliser le pouvoir taliban et de complexifier l’évacuation des troupes occidentales et des civils afghans.
L’image de Joe Biden écornée
Joe Biden, prenant le quatrième relais de la gestion de la présence militaire en Afghanistan depuis 2001, a choisi, après son arrivée à la Maison-Blanche, de faire coïncider le retrait des troupes américaines – acté par son prédécesseur dans l’accord de Doha de février 2020 – avec le 20e anniversaire des attentats du 11 septembre. Bien que Joe Biden essaie de justifier cette décision par son refus de tout gaspillage humain, militaire et financier dans des guerres sans fin, et par sa volonté de se concentrer sur la rivalité avec la Chine, la débâcle que le monde observe depuis quelques semaines à Kaboul a eu pour effet de briser son image de professionnel de la politique étrangère acquise au cours de sa carrière. Estimant que les événements démontrent qu’“aucune quantité de force militaire n’aurait permis d’obtenir un Afghanistan sûr, uni et stable”, Joe Biden a dirigé ses critiques vers les dirigeants afghans, qui selon lui, ont été “incapables de négocier pour l’avenir de leur pays” et ont “abandonné et se sont enfuis”.
Chou blanc sur les objectifs américains
Pour rappel, Ashraf Ghani a fui le pays vers Abu Dhabi avant la prise de Kaboul. Selon Joe Biden, l’armée afghane est également hautement responsable, estimant que “les troupes américaines ne peuvent et ne devraient pas se battre et mourir dans une guerre que les forces afghanes ne veulent pas livrer pour elles-mêmes”. Malgré les 2 000 milliards de dollars dépensés en deux décennies par les gouvernements américains successifs, les Américains n’ont pas su créer chez les Afghans “la volonté de se battre pour cet avenir”, comme l’a rappelé Joe Biden.
“Malgré les 2 000 milliards de dollars dépensés en deux décennies par les gouvernements américains successifs, les Américains n’ont pas su créer chez les Afghans “la volonté de se battre pour cet avenir”
Malgré une “victoire” américaine avancée par les officiels américains, il apparaît qu’en réalité, aucun objectif américain n’a été rempli. En effet, les terroristes d’Al-Qaida sont présents en nombre sur le sol afghan, l’État islamique, à l’origine du dernier attentat, est installé depuis quelques années, les tentatives d’élections ont été soldées par un échec à cause de la corruption endémique, et enfin, le trafic d’opium est devenu la première ressource économique du pays. Par ailleurs, les timides avancées concernant les libertés et droits humains, et en particulier ceux des femmes, sont en train d’être annihilées par les talibans qui sont de retour au pouvoir, plus forts que jamais.
Des schémas occidentaux calqués sans nuance
Selon le président américain, l’Afghanistan a confirmé son surnom de “cimetière des empires”. Néanmoins, il s’avère que cette défaite américaine trouve ses sources dans des explications beaucoup plus rationnelles. Au lieu de s’atteler à comprendre les réalités de l’Afghanistan, notamment la hiérarchie entre les khans (chefs tribaux), les maleks (chefs de village) et les mollahs (chefs talibans), et composer avec les rapports de force inter-ethniques, inter-claniques et inter-qawms (les tribus), les États-Unis et ses alliés ont préféré imposer à l’Afghanistan un prêt-à-penser et une politique néolibérale de nation-building teintée de notions telles que la “good governance” et “l’inclusivité”, trop sophistiquées pour les populations peu instruites des campagnes afghanes.
“Les États-Unis et ses alliés ont préféré imposer à l’Afghanistan un prêt-à-penser et une politique néolibérale de nation-building teintée de notions telles que la “good governance” et “l’inclusivité”, trop sophistiquées pour les populations peu instruites des campagnes afghanes”
De même que les guerres anglo-afghanes, la guerre d’Algérie et les conflits au Vietnam, en Irak ou en Libye, la tentative de calque artificiel de schémas occidentaux sur des pays à la culture et religion très différentes a logiquement abouti à un échec cuisant. Bien que Joe Biden nie toute volonté d’avoir voulu créer une démocratie unifiée et centralisée en Afghanistan, force est de constater que le péché commis par les Américains a été de vouloir créer un Afghanistan à leur image. Cette erreur a été aggravée par la sous-estimation de l’attachement des afghans à leurs traditions ancestrales, par nature patriarcales, considérées par les Occidentaux comme tribales, voire archaïques et moyenâgeuses. Les progrès n’ont été observés que dans les centres urbains pendant que dans les campagnes, notamment du sud pachtoune, la politique répressive des talibans, en particulier à l’égard des femmes, s’inscrivant dans les traditions anciennes des villages ruraux afghans, a été bien accueillie et même soutenue.
Les Afghans poussés dans les bras des talibans
Par ailleurs, les pratiques de l’armée américaine, telles que les bombardements de civils par erreur ou motivés par des soupçons de complicité avec les terroristes, la torture sur la base de Bagram, au nord de Kaboul, et les arrestations arbitraires ont peu à peu poussé les Afghans dans les bras des talibans. Le rejet afghan de greffe américaine a été encore plus marqué dans les régions occupées par les Pachtounes, ethnie iranienne fondatrice de l’Afghanistan moderne, en raison de la marginalisation de ces derniers, pourtant majoritaires dans le pays.
“Aveugles à la réalité du pays et dépourvus de soutien effectif du peuple afghan, les Américains ont été incapables de suivre la réelle progression des talibans à l’extérieur de la région pachtoune”
Aveugles à la réalité du pays et dépourvus de soutien effectif du peuple afghan, les Américains ont alors été incapables de suivre la réelle progression des talibans à l’extérieur de la région pachtoune. Criant victoire trop tôt en 2001, Washington n’avait pas compris que les talibans s’étaient fondus dans la population civile ou réfugiés au Pakistan, dont la ligne est fermement anti-américaine, afin de se restructurer et revenir plus forts.
Reconstruction de l’État afghan : un échec
Enfin, l’échec de la reconstruction de l’État afghan, expliqué notamment par le financement de groupes armés soutenant les troupes occidentales, a participé à la fragmentation politique du pays. Ainsi, en raison de l’absence d’alternative politique aux talibans, l’issue actuelle était prévisible. La vraie guerre qui existait en Afghanistan n’était donc pas celle “du Bien contre le Mal”, comme l’avait déclaré Georges W. Bush, mais bien une guerre entre voisins.
“En raison de l’absence d’alternative politique aux talibans, l’issue actuelle était prévisible. La vraie guerre qui existait en Afghanistan était donc bien une guerre entre voisins”
Une fois ce nouvel échec de guerre constaté, il est nécessaire de se reconcentrer sur la population civile afghane, confrontée au retour de l’obscurantisme dans le pays, afin d’améliorer sa sécurité. Ce départ hâtif de l’armée américaine a par ailleurs laissé sur place des centaines de milliers d’Afghans qui avaient collaboré avec l’armée américaine. L’attentat meurtrier à l’aéroport de Kaboul a mis un terme définitif aux velléités américaines de proroger leur présence au-delà de la date du 31 août en vue d’assurer leur évacuation.
Le sort que les Talibans leur réserveront ne laisse aucun doute.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 01/09/2021.