Avec le nouveau siècle, les attentats du 11 septembre avaient ouvert une nouvelle ère pour les Etats-Unis et pour le monde, celle de la « guerre contre la terreur » dont l’ambition était, au prix de milliards de dollars et d’un engagement militaire quasi permanent sur tous les terrains où le réseau djihadiste Al-Qaïda pouvait prospérer, de l’éradiquer, ainsi que tout groupe terroriste. « L’issue de ce combat est certaine » déclarait le président américain de l’époque, George W. Bush.
Se doutait-il que vingt ans plus tard, le bilan serait aussi désastreux ? La fuite des troupes américaines d’Afghanistan face à la reconquête des talibans, chassés du pouvoir en 2001, ne pourrait pas mieux illustrer la vanité d’une guerre globale qui aura englouti des millions de vies humaines (des estimations avancent un bilan équivalant à 300 fois le nombre de victimes du 11 septembre), dispersé des finances colossales, déstabilisé des régions entières du globe, tout en ayant échoué à annihiler la menace terroriste. Preuve de l’échec américain, le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui s’avère bien plus dangereux et instable qu’il ne l’était en 2001.
C’est dans un contexte de profonde douleur collective que le Congrès américain avait décidé d’attribuer au président et à tous ses successeurs un pouvoir illimité d’intervention militaire à travers le monde, par l’adoption de la résolution dite Authorization for Use of Military Force (ou AUMF), devenue loi sept jours après les attentats du 11 septembre 2001. Véritable boîte de Pandore, ce texte qui ciblait initialement les « responsables » de ces attaques, et toujours en vigueur aujourd’hui, allait devenir au fil du temps le prétexte à des interventions de plus en plus nombreuses et découplées de la stricte question des évènements de 2001. Le coût financier qu’elles ont engendré a suivi la même courbe exponentielle : « l’effort de guerre » représente aujourd’hui près de six mille milliards de dollars pour le budget américain, une somme astronomique et bien éloignée des 40 milliards de dollars votés en urgence en septembre 2001 par le Congrès.
En vingt ans, ce texte a donc été officiellement invoqué pour justifier des opérations de contre-terrorisme (incluant combats au sol, frappes aériennes, détention et coopération militaire avec les pays partenaires) dans près de 22 pays, dont l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie, mais aussi la Géorgie et le Kosovo. Presque symétriquement, le nombre de groupes terroristes susceptibles de menacer les intérêts américains à travers le monde, et même à domicile, a plus que doublé selon le Département d’Etat.
Depuis près d’un an, l’administration Biden tente de rationaliser cette stratégie militaire et conduit même une évaluation sur son application. Mais si le nombre de frappes aériennes a effectivement diminué depuis le début du mandat du président démocrate, les interventions ne s’en sont pas moins poursuivies dans près de douze pays : opérations de détention dans la tristement célèbre prison de Guantanamo Bay au sud-est de Cuba, missions au sol ou aériennes en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Pakistan et en Syrie, opérations de contre-terrorisme depuis Djibouti en soutien à des frappes en Somalie et au Yémen. La leçon de Kaboul ne semble donc pas avoir remis en question l’ampleur de l’implication militaire américaine à travers le monde, malgré ses conséquences délétères.
Si le théâtre moyen-oriental a régulièrement mobilisé l’attention des médias, l’Afrique a également fait les frais de l’interventionnisme américain, sous couvert de « partenariat militaire » avec des pays du Sahel ou de la Corne de l’Afrique. Dans ce cadre précis, les forces américaines se sont appuyées sur des commandos locaux pour assurer leurs missions antiterroristes à travers tout le continent, sans que le texte de 2001 ne soit toujours formellement invoqué. Ce procédé a été manifeste au Niger, mais aussi au Mali et au Kenya contre les militants d’Al-Shabaab, entraînant des pertes humaines y compris côté américain, qui furent singulièrement passées sous silence, tout comme l’usage de la torture dans une base militaire camerounaise utilisée par l’armée américaine. En Libye, les frappes aériennes déployées en 2011 en soutien aux opérations de l’OTAN n’ont pas fait l’objet d’une citation de l’AUMF par l’administration Obama, au prétexte qu’elles ne pouvaient être considérées comme des manifestations « d’hostilité ».
Il y a vingt ans, lors du vote de l’AUMF par le Congrès, seule la voix de Barbara Lee, élue démocrate de Californie, s’éleva pour appeler ses collègues à la retenue et surtout à une réflexion sur les conséquences à long terme d’une stratégie potentiellement incontrôlable. A force de jouer les pompiers-pyromanes, les Etats-Unis ont effectivement rendu le monde moins sûr, mais ne semblent pourtant pas avoir l’intention de réviser leur stratégie de contre-terrorisme. Le mois dernier, Joe Biden a ainsi informé le Congrès de son intention de maintenir les coopérations américaines avec des pays tiers en Afrique, au Moyen-Orient et aux Philippines pour conduire de futures opérations. De même, les détentions à Guantanamo semblent appelées à se poursuivre, tout comme les diverses interventions dans tous les pays précédemment cités dans le but de lutter contre la propagation de Daech au Moyen-Orient et d’assurer la sécurité des alliés des Etats-Unis, comme la Jordanie ou l’Arabie Saoudite.
Quelques jours après ces annonces présidentielles, le Secrétaire d’Etat Antony Blinken annonçait la publication d’un rapport annuel dressant un bilan plus que noir de vingt ans de lutte contre le terrorisme : ainsi, les réseaux d’Al-Qaïda, de Daech et des groupes affiliés auraient augmenté à la fois leur portée et leur létalité en particulier en Afrique de l’Ouest, au Sahel, dans le bassin du lac Tchad et dans le nord du Mozambique. Plus dispersée géographiquement, la menace terroriste n’en reste pas moins omniprésente à travers le monde, et l’estimation chiffrée du nombre de groupes terroristes est éloquente : on dénombrait ainsi 69 organisations en 2021, contre 32 vingt ans plus tôt.
Il est difficile de comprendre le maintien d’une stratégie aussi incohérente, et c’est pourtant la tendance qui se manifeste aux Etats-Unis. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, vingt ans de guerres ont été menés le plus souvent dans l’opacité la plus totale, avec un résultat contrevenant aux objectifs visés, augmentant non seulement l’insécurité des Américains et du monde dans sa globalité, mais fragilisant aussi la stabilité de la démocratie américaine, une conséquence peu évoquée mais pourtant réelle. Car cet état de guerre permanente a grandement nourri aux Etats-Unis la montée en puissance du white power et des divers mouvements d’extrême-droite, ceux-là même que l’on a vu à l’œuvre le 6 janvier 2021 au Capitole. Loin de la considérer comme un fait anecdotique, la Sécurité intérieure et le FBI ont même publié en 2021 une évaluation estimant que la violence extrémiste constituait la plus grave menace terroriste pour les Etats-Unis. Pour mettre fin à ce cycle de violences, l’abrogation de l’AUMF, ce chèque en blanc délivré à tous les présidents américains depuis 2001, apparaît plus que jamais comme une impérieuse nécessité, tout comme celle d’une révision globale de la politique de contre-terrorisme américain afin d’y insuffler transparence et contrôle par le Congrès. Dans l’attente, ses effets désastreux n’ont pas fini de se faire sentir.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans L’Atlantico du 09/01/2022.