En l’espace de vingt-quatre heures, la Grande-Bretagne a donné une démonstration éloquente des incohérences qui, semble t-il, régissent désormais la diplomatie des pays européens. Lundi 6 juillet, Dominic Raab, Premier Secrétaire d’Etat et Secrétaire d’Etat chargé des Affaires étrangères, avait ainsi rendu publique une « liste noire » de plusieurs ressortissants russes, saoudiens et birmans, accusés de violations des droits de l’homme dans leurs pays respectifs, et sanctionnés à ce titre par Londres. Parmi les 47 personnalités qui se sont vues imposées un gel de leurs actifs et une interdiction de voyager, se trouvent 25 citoyens russes accusés de complicité dans la mort de l’avocat Sergei Magnitsky en 2009, et vingt Saoudiens impliqués dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul le 2 octobre 2018. Deux généraux birmans et deux organisations nord-coréennes ont également été frappés des mêmes sanctions.
Dans les faits, cette décision ne changera pas grand chose pour les personnes citées, déjà visées par des sanctions similaires de la part des Etats-Unis. Mais elle marque une première pour la Grande-Bretagne depuis son départ de l’Union européenne en janvier dernier. Dans l’ère post-Brexit, Londres doit en effet redéfinir son rôle sur la scène internationale et souhaite désormais incarner « une force du bien » selon les propres mots du Secrétaire d’Etat, avec l’idée in fine de susciter un mouvement similaire au sein des autres pays européens – un vœu paradoxal cependant, puisque le Brexit exonère désormais la Grande-Bretagne de rechercher le moindre consensus avec ses voisins… Le Premier Ministre Boris Johnson a d’ailleurs donné un récent exemple de ce nouveau positionnement diplomatique, en réaction à l’adoption de la loi sur la sécurité à Hong Kong. Ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne a ainsi proposé d’élargir la possibilité pour les Hongkongais de résider sur le territoire britannique pendant cinq années – contre six mois actuellement – puis d’obtenir rapidement la double nationalité à l’issue de ce délai. Certains officiels chinois impliqués dans les internements forcés des Ouïgours pourraient ainsi être ajoutés à la liste noire précitée, et faire l’objet de sanctions financières similaires.
Cette nouvelle stratégie apparaissait d’autant plus cohérente qu’il y a un an à peine, en juin 2019, la Grande-Bretagne faisait partie des rares pays européens, avec l’Allemagne et la Belgique, à avoir suspendu ses ventes d’armes à destination de l’Arabie Saoudite, après une décision de la cour d’appel de Londres les jugeant non conformes au droit. La cour estimait en effet que l’exécutif britannique avait manqué d’évaluer « si la coalition dirigée par les Saoudiens avait commis des violations du droit international humanitaire pendant le conflit au Yémen, et n’avait même pas tenté de le faire ». La France, pour sa part, pourtant patrie autoproclamée des droits de l’homme, mais aussi troisième exportateur d’armes au monde et troisième fournisseur de matériel militaire de l’Arabie Saoudite (derrière les Etats-Unis et… la Grande-Bretagne), n’avait pas renoncé à ce juteux marché pour son industrie militaire.
Mais les vœux pieux résistent difficilement aux enjeux mercantiles et à la real politik. Dès le lendemain de la publication de sa liste noire, Londres décidait la reprise du commerce des armes avec Riyad. L’annonce de la Secrétaire d’Etat au commerce extérieur, visiblement faite sans la moindre concertation avec son homologue des Affaires étrangères, a généré une véritable cacophonie au sein de l’exécutif et a été conspuée par l’opposition travailliste et les ONG comme « une position moralement indéfendable ».
Oui, mais… l’Arabie Saoudite constitue sans doute l’une des meilleures clientes de l’industrie militaire britannique. Entre avril 2015 et mars 2018, Londres a ainsi validé la vente d’armes à Riyad pour près de 4,7 milliards de livres sterling, et près de 860 millions à ses partenaires au sein de la coalition active au Yémen. Et en ces temps particulièrement difficiles pour une économie frappée de plein fouet par la pandémie de Covid-19, nécessité fait loi. Pour sa défense, l’actuel gouvernement a ainsi fait valoir que les incidents passés en matière de violations du droit international humanitaire étaient « des cas isolés », et que désormais, tout contrat de vente ne serait conclu qu’après évaluation du risque d’une utilisation qui dérogerait au droit international… L’argument a été jugé suffisamment peu convaincant pour que les ONG envisagent déjà des recours en justice.
« Si vous êtes un kleptocrate ou un mafieux, il ne vous sera pas possible de venir laver votre argent sale dans notre pays ». Cet avertissement de Dominic Raab sonnait donc particulièrement creux un jour à peine après avoir été prononcé, puisque le commerce le plus discutable avait retrouvé la voie de la plus parfaite légalité, en dépit des vives critiques de l’opinion. Beaucoup de bruit pour rien… surtout lorsqu’on sait que les Etats-Unis ont décidé, en janvier dernier, de reprendre eux aussi les ventes d’armes de précision à Riyad, malgré l’opposition du Congrès qui avait exprimé son veto en 2019 contre l’exportation d’équipement militaire vers l’Arabie Saoudite. Face à ce suivisme atlantiste persistant, les velléités d’indépendance politique de la Grande-Bretagne apparaissent fort peu crédibles et, pour l’heure, ses premiers pas hésitants la font davantage passer pour un nain diplomatique qu’un brillant et courageux acteur des relations internationales…
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 16/07/2020.