Début octobre, le Prince Mohammed Ben Salmane a été nommé Premier Ministre sur décret royal, une fonction d’ordinaire détenue par le souverain régnant. Son père le roi Salmane, dont la santé décline inexorablement, n’a fait qu’officialiser un état de fait – il est de notoriété publique que « MBS » gouverne l’Arabie Saoudite tandis que son père règne. Cette nomination a cependant plusieurs objectifs, plus internationaux que domestiques.
Il apparaît en effet contestable que Mohammed Ben Salmane ait eu besoin d’un titre supplémentaire, alors que son emprise sur le pouvoir saoudien est quasiment totale. Prince héritier depuis 2017, il a déjà occupé plusieurs postes au sein des gouvernements successifs de son père, ainsi vice-Premier ministre, et ministre de la Défense jusqu’à sa promotion il y a deux semaines. Certes, on peut considérer que ce nouveau poste clarifie encore un peu plus la ligne de succession. L’autoritarisme et les mesures répressives du Prince à l’égard de tout critique, et jusqu’au sein de sa propre famille sous couvert de lutte contre la corruption, avaient pourtant déjà accompli cette mission.
En réalité, l’enjeu concerne à la fois l’image du Prince à l’étranger et la possibilité réelle qu’il puisse être un jour traduit en justice par un tribunal international. En octobre 2018, sa royale réputation a été considérablement ternie par son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul. Longtemps rejetée par l’Arabie Saoudite, cette accusation a gagné en crédit lorsqu’en mars 2021, Joe Biden a décidé de déclassifier un rapport de la CIA qui citait formellement « MBS » comme le commanditaire de l’assassinat.
En quatre ans, le Prince héritier a été visé par plusieurs plaintes, toutes d’ailleurs n’ayant pas attrait à l’affaire Khashoggi. Ainsi, celle déposée par Saad al-Jabri, ancien cadre des services de renseignements saoudiens, tombé en disgrâce lors de l’arrivée du Prince au pouvoir en 2017 et exilé au Canada, où il l’accusait formellement d’avoir tenté de le faire assassiner. L’ancien officiel n’aurait dû son salut qu’au refus des autorités canadiennes d’accorder un visa d’entrée au commando envoyé de Riyad… La question du statut juridique du Prince s’est alors posée avec une acuité et une urgence nouvelles l’été dernier, après qu’un juge américain ait donné à l’administration Biden jusqu’au 1er août (délai ensuite rallongé de 60 jours) pour estimer si « MBS » disposait, ou pas, d’une immunité juridique pour être traduit en justice devant une cour américaine.
La guerre en Ukraine et ses conséquences énergétiques avaient fourni à Mohammed Ben Salmane une porte de sortie inespérée pour sortir du statut de paria que Joe Biden avait juré d’imposer à son pays. Revenant sur cette promesse de campagne, le président américain s’est fendu d’une visite d’Etat à Riyad et d’une rencontre avec le Prince héritier, qu’il avait évité pendant près de deux ans, dans l’espoir de résoudre la crise énergétique mondiale. De même, la France a accueilli le Prince à bras ouverts en juillet dernier. Mais à quelques heures de sa rencontre avec le Président de la République, une plainte de 42 pages pour complicité de torture et de disparition forcée avait été déposée auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Paris par deux ONG, Democracy for the Arab World Now (DAWN) et l’association Trial International.
Nullement protégé par son statut de Prince héritier, « MBS » ne bénéficiait alors d’aucune immunité et pouvait donc être encore poursuivi par des juridictions étrangères, même s’il était courtisé par les Occidentaux. Opérations de communication et voyages officiels semblaient donc insuffisants pour favoriser sa réhabilitation internationale et surtout le protéger. C’est alors que le « droit » s’en est mêlé.
Sa nomination comme Premier Ministre semble avoir définitivement écarté toute possibilité d’être inquiété, comme son timing en atteste. Elle est en effet intervenue quelques jours à peine avant que l’administration Biden ne tranche définitivement sur l’éligibilité du Prince à des poursuites. A cette annonce, les ONG de défense des droits de l’homme craignaient avec raison qu’elle le gratifie de l’immunité judiciaire, ce que son propre avocat a effectivement confirmé.
Au sein du royaume, rien ne changera donc pour « MBS », si ce n’est que ce titre confirmera un peu plus son emprise sur le pouvoir. A l’étranger, l’annonce est une catastrophe pour tous ceux, militants des droits de l’homme, Saoudiens en exil ou familles des victimes, qui espéraient activer un jour la justice internationale contre le Prince héritier. Un certain flou juridique persiste cependant, compte tenu du fait que le souverain régnant reste officiellement, pour l’heure, le roi Salmane (qui bénéficie pour sa part d’une telle immunité), et non son fils.
En filigrane, cette évolution statutaire confirme l’inimité croissante entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite. Elle confirme désormais la méfiance et le mépris de Riyad envers son plus ancien et puissant allié, alors que le royaume wahhabite, membre de l’OPEP +, vient d’accepter de réduire ses capacités de production pétrolière afin d’augmenter le prix du brut et de complaire, ce faisant, à la Russie. Elle confirme enfin que Joe Biden n’a décidément rien obtenu à revenir sur ses engagements de campagne au nom d’objectifs de court-terme, économiques et électoraux. Une révision de la politique américaine à l’égard de l’Arabie Saoudite s’impose plus que jamais. Cela passera peut-être, dans un premier temps, par des sanctions justifiées par un soutien affiché des Saoudiens à la cause de Moscou. A terme, les Etats-Unis ne pourront sans doute plus conserver l’alliance « pétrole contre protection » telle qu’elle fut définie en 1945. Le divorce, initié avec violence lors du 11 septembre 2001, aura donc mis vingt ans à être consommé.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 17/10/2022.