Si pour l’heure, rien n’est explicite du côté des autorités arméniennes, analystes et diplomates ont noté un changement rhétorique évident lorsqu’en mars dernier, l’Arménie a déclaré qu’elle ne s’opposerait pas à une reconnaissance mutuelle, avec l’Azerbaïdjan, de l’intégrité territoriale des deux pays – ce qui revient à reconnaître la souveraineté azérie sur le Haut-Karabakh. Elle n’a posé qu’une seule condition, la garantie des « droits et libertés » des quelque 150 000 Arméniens de souche vivant dans l’enclave depuis les années 1990, et dont l’avenir deviendrait particulièrement incertain si d’aventure cette reconnaissance était actée.
Pour le gouvernement arménien, cette évolution découlerait d’une pénible constatation : il ne sera pas en mesure de regagner ni de conserver le contrôle de l’Artsakh. Le ministère arménien des Affaires étrangères justifie donc ce recul en faisant du conflit au Haut-Karabakh « non pas une question territoriale, mais une question de droits ».
L’un et l’autre sont pourtant indissociables et constituent le cœur d’un conflit où ni l’Azerbaïdjan, ni l’Arménie, ne parviennent à assurer leur supériorité l’un sur l’autre. L’Azerbaïdjan revendique l’Artsakh comme l’une de ses possessions féodales, mais la présence culturelle et ethnique des Arméniens y est attestée depuis l’Antiquité. A l’époque moderne, le conflit s’est exacerbé après la décision de Staline d’accorder la souveraineté sur le Haut-Karabakh, où vivaient en 1920 près de 90% d’Arméniens, à l’Azerbaïdjan, dans le but de fidéliser cette nouvelle république soviétique musulmane face à la Turquie. Ce sont donc deux légitimités historiques et territoriales qui s’affrontent, l’une revendiquant une appartenance vieille de 70 ans, l’autre une histoire multiséculaire, mais également deux principes, l’intangibilité des frontières et le droit à l’autodétermination des peuples, qui ont rendu toute entente politique impossible jusqu’à aujourd’hui.
Bien que l’Arménie elle-même n’ait jamais reconnu l’indépendance de la république de l’Artsakh, elle considère que le statut de la région doit être déterminé uniquement par la volonté de son peuple. Pour la population arménienne, et jusqu’au Premier ministre Nikol Pachinian (qui déclarait en 2019 que « l’Artsakh est l’Arménie, et c’est tout », et en 2020 « sans le Karabakh, il n’y a pas d’Arménie »), la parenté culturelle entre les deux entités demeure incontestable. Face à la guerre de « reconquête » déclenchée par l’Azerbaïdjan en septembre 2020, l’Arménie a ainsi envisagé de reconnaître enfin l’indépendance du Haut-Karabakh en se basant sur le concept de « sécession-remède » issu du droit international, qui reconnaît au peuple d’un territoire le droit de faire sécession s’il est victime d’une oppression. Cette position n’a pourtant fait l’objet d’aucune suite et s’oppose diamétralement à celle désormais observée officieusement par le gouvernement arménien, qui rappelle, comme pour justifier son recul, que l’ONU reconnaît la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh et que les droits des résidents azéris doivent y être respectés. Mais tout comme ceux des résidents arméniens !
Pourquoi, alors que l’Histoire appuie sa légitimité, l’Arménie semble t-elle aujourd’hui prête à renoncer à son passé ?
La situation locale et le contexte international apportent des éléments de réponse. Doutant qu’elle réussisse à revenir à la situation de 1994 et à obtenir un soutien international pour défendre sa légitimité sur l’enclave, l’Arménie préfère faire preuve de réalisme et céder ses droits territoriaux contre la garantie que la population arménienne locale sera protégée par l’Azerbaïdjan. La création d’un statut autonome spécial accordé au Haut-Karabakh et à ses résidents, qui pourraient y bénéficier de droits culturels et d’une relative autonomie si l’Arménie y reconnaissait la souveraineté azérie, fut longtemps une promesse de Bakou. Mais depuis sa victoire de l’automne 2020, son discours s’est nettement durci, et rien ne garantit plus que les 150 000 Arméniens de l’Artsakh verront leurs droits protégés. Dans les faits, que ce soit lors de la victoire de l’Arménie en 1994, ou de l’Azerbaïdjan en 2020, les populations de chacun des deux pays ont dû trouver refuge dans leur patrie d’origine.
Par ailleurs, les enjeux géopolitiques de la guerre en Ukraine inquiète singulièrement l’Arménie, qui craint de devenir l’otage des intérêts de Moscou et de voir sa propre souveraineté remise en cause au profit de l’Azerbaïdjan, voire de la Turquie. Consciente que la solution ne viendra pas de la Russie, pourtant force de maintien de la paix au Haut-Karabakh, Erevan préfère régler ses différends directement avec ses deux voisins, sans médiateur extérieur. La normalisation des relations avec Ankara suit donc de près les négociations avec Bakou, dans une volonté manifeste pour l’Arménie de raffermir sa position dans la région. C’est sans compter sur le radicalisme de l’Azerbaïdjan, convaincue d’être en position de force, qui se refuse à la considérer d’égal à égal et n’accepterait de négocier sur le statut de l’Artsakh que par l’entremise de la Russie. Déjà déconsidérée, l’Arménie n’a donc aucun intérêt à céder sur ses droits et ses revendications : elle y perdrait considérablement, à la fois en crédit diplomatique et en souveraineté, ce qui la rendrait particulièrement vulnérable face à ses ambitieux voisins.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 03/04/2022.