La bataille presque gagnée du nationalisme hindou.
Le nom d’Ayodhya, petite commune de l’Uttar Pradesh, dans le nord-est de l’Inde, n’est pas nécessairement familier des lecteurs occidentaux. Il désigne pourtant le lieu de culte le plus disputé du pays entre les musulmans et les hindous, les deux principales communautés religieuses du pays, un lieu qui fut également le théâtre de sanglants affrontements communalistes au début des années 1990.
Comme Jérusalem, Ayodhya a la malédiction d’être à la fois un lieu historique et un lieu sacré. Au XVIème siècle, la ville abritait la fameuse mosquée de Bābur (1483-1530), prince timouride descendant de Tamerlan et Gengis Khan, qui devint le premier empereur moghol après sa conquête de l’Inde. C’est un fait historique, tangible. La ville était donc reconnue comme lieu de culte musulman du moins jusqu’en 1992, mais accueillait sans problème les fidèles hindouistes jusqu’à la colonisation britannique.
Pour les hindous, le lieu est rattaché au mythique, puisqu’ils le considèrent comme le lieu de naissance de Ramā, le héros du Ramāyana, roi légendaire de l’Inde et septième avatar du dieu Vishnu. Sa réalité historique est tout aussi contestée que celle de Gilgamesh ou Héraklès… Mais les hindous soutiennent surtout que le temple ancestral dédié à Ramā a été détruit au XVIème siècle précisément pour bâtir la mosquée de Bābur… Un sacrilège qu’il conviendrait donc de réparer.
Le « cas » Ayodhya est devenu très tôt dans l’histoire de l’Inde contemporaine une bataille juridique, puisque le dossier a été porté devant les tribunaux pour la première fois en 1950, aux lendemains de la Partition des Indes. Preuve que cet événement majeur n’a jamais servi de contre-poison à l’intolérance religieuse et n’a pas permis de réconcilier les deux communautés… La situation d’Ayodhya n’a cependant jamais été définitivement tranchée.
En 1992, des extrémistes hindous décident de revendiquer eux-mêmes le lieu comme appartenant à leur religion, en détruisant la mosquée de Bābur armés de leurs seules mains et de masses. Des émeutes sanglantes s’en sont suivies durant un mois, tuant près de 2000 personnes des deux communautés. La dispute a atteint de tels sommets que le sujet fut porté, à nouveau, devant les tribunaux. Les hindous réclamaient l’érection d’un temple, les musulmans juraient de reconstruire leur mosquée. La nature même de la démocratie indienne, nation qui se veut inclusive et séculière, était alors sérieusement mise à mal.
Craignant de susciter de nouveaux drames en étant partiaux, les juges choisirent de trancher sans réellement trancher… en exigeant que les responsables de la destruction élèvent une tente qui ferait office de temple. C’était, sans l’avouer, donner néanmoins raison aux hindous au détriment des musulmans, qui n’ont donc jamais pu reconstruire leur mosquée depuis plus de vingt-cinq ans. Toutefois, le sujet reste tellement sensible que le moindre changement apporté au lieu saint requiert l’aval de la Cour Suprême indienne.
Une question très simple se pose alors naturellement : pourquoi Ayodhya ne deviendrait-il pas un lieu partagé, symbole d’une nation séculière, démocratique, qui reconnaît et admet plusieurs religions, et en particulier les deux qui ont le plus forgé son histoire ?
En 2010, trois juges de la cour de justice de l’Uttar Pradesh ont rendu un surprenant jugement allant dans ce sens, en divisant le lieu entre hindous et musulmans. Ces juristes n’ont pourtant fait que se baser sur des faits historiques, en rappelant que pendant des siècles, hindous et musulmans ont cohabité en bonne intelligence et adoré leurs dieux respectifs en un même lieu avant d’être poussés à se haïr et à se déchirer, notamment par les Britanniques, dès les années qui ont précédé la Révolte de 1857. Par peur d’émeutes semblables à celles de 1992, le Premier ministre d’alors, Manmohan Singh, avait fait déployer près de 200 000 membres des forces de l’ordre dans tout l’Etat. Pourtant, aucun réaction violente n’avait suivi l’annonce de la décision, preuve, croyait-on à l’époque, de la maturité évidente de l’Inde sur le sujet et d’une tolérance nouvelle et bienvenue.
Cependant, le jugement ne divisait pas le territoire équitablement entre les deux communautés… Les hindous devaient recevoir les deux tiers des terres, les musulmans le tiers restant. Les avocats, plus radicaux, des deux parties ont exprimé leur désaccord, et fait appel de cette décision auprès de la Cour suprême. Une fois encore, le jugement était perçu comme étant en faveur des hindous au détriment des musulmans. Et le projet, dont l’idée de base n’était pourtant pas mauvaise, échoua.
Depuis 1992 et la destruction de la mosquée, Ayodhya n’est donc guère qu’une tente au fond de laquelle se tient une statue de Ramā, à l’endroit même où celui-ci serait né en des temps immémoriaux. Mais cette tente symbolise à elle seule la « guerre » identitaire que se livrent hindous et musulmans, et ces derniers semblent déjà acter le fait qu’ils l’ont perdue.
Aujourd’hui plus que jamais, voir la mosquée de Bābur rebâtie devient de plus en plus improbable. Depuis plusieurs décennies, le nationalisme hindou, très vivace depuis la seconde moitié du XIXème siècle, ressuscite et exalte la valeur des héros de « Mother India » dans une lutte identitaire dont les musulmans sont évidemment les premières victimes. Le culte de Ramā a ainsi connu un regain de ferveur et de piété, car l’histoire même du prince d’Ayodhya rappelle que le vrai héros hindou doit être respectueux du système des castes et des lois du dharma… et donc combattre sans relâche tous ceux qui s’y opposent.
Ce nationalisme identitaire s’est trouvé largement renforcé depuis que Narendra Modi est arrivé au pouvoir en Inde en 2014. Son parti, nationaliste, qu’il a longtemps présidé, le BJP – Bharatiya Janata Party – est devenu rapidement populaire dans les années 1990 précisément parce qu’il avait fait de la reconstruction du temple de Ramā à Ayodhya l’un de ses principaux objectifs.
Depuis que Narendra Modi est Premier Ministre, les hauts lieux de la mémoire des Moghols, souverains musulmans de l’Inde durant trois siècles (de 1530 à 1857) sont reniés, les apports culturels, intellectuels et politiques de leurs règnes dédaignés, voire effacés des livres d’histoire. L’éclatante victoire que le BJP a de nouveau remportée aux élections législatives de mai dernier confirme que ce discours trouve un large public en Inde. Modi s’est autoproclamé « veilleur » de l’Inde… mais il n’est pas celui des minorités, dont font partie les musulmans, qui ne se sont jamais senties plus vulnérables.
Nombreux sont les hindous à croire que le nouveau mandat de Modi verra la décision, cette fois définitive, de la Cour Suprême en faveur de l’érection du temple de Ramā. A Ayodhya, artisans, sculpteurs, associations cultuelles ont déjà préparé depuis longtemps colonnes et chapiteaux dans l’attente de la décision qui permettrait leur assemblage en moins de vingt-quatre heures. On ne connaît pas d’organisation semblable de la part des musulmans en faveur de leur mosquée… et même ceux qui ont milité pendant des années pour sa reconstruction semblent aujourd’hui résignés à voir ce site historique leur échapper. Si la Cour Suprême tranche définitivement en faveur des hindous, ce sont non seulement les musulmans qui y perdront, mais aussi l’Inde et son histoire.
NB : J’évoque les relations entre hindous et musulmans depuis les débuts de l’Empire moghol jusqu’à nos jours dans mon dernier livre Le Pakistan, de l’Empire moghol à la République islamique, publié aux éditions de l’Archipel.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 18/07/2019.