Atlantico : Les déclarations d’Emmanuel Macron auront-elles un impact sur la politique menée au Liban par le Hezbollah ?
Ardavan Amir-Aslani : Il faut d’abord souligner que, fort habilement, le président français s’est bien gardé de citer spécifiquement le Hezbollah dans son discours à la résidence des Pins. Il évoque « les dirigeants, les forces politiques libanaises », donc la classe politique libanaise dans son ensemble, toutes confessions confondues. C’est un premier point qui a son importance. Le président français rappelle au passage que la France n’a pas la prétention de dicter aux dirigeants libanais ce qu’ils doivent faire. Pour autant, les liens historiques qui unissent la France et le Liban depuis le XVIème siècle, et surtout depuis que la France a été puissance mandataire au Liban après la chute de l’Empire ottoman, justifient du point de vue français la venue du président à Beyrouth. Il a été le premier chef d’Etat étranger, et à ce jour le seul, à avoir fait cette démarche. C’est un symbole politique très fort. Son choix de se rendre sur les lieux de l’explosion et auprès de la population libanaise a été très apprécié, et son « behebbak ya Lubnan » – « Je t’aime O Liban » – sonne volontairement comme le « Ich bin ein Berliner » de Kennedy. Mais au-delà du lyrisme, cette présence française trouve avant tout des justifications géopolitiques. La France a toujours considéré le Liban comme l’avant-poste de son influence au Proche-Orient, malgré la grande violence qu’elle y a vécu. Plus inconsciemment, peut-être que le Liban cristallise, dans la psyché des diplomates et dirigeants français, le souvenir d’une époque idéalisée où la France était une grande puissance coloniale qui dessinait les frontières du Moyen-Orient, et non une nation assaillie par le doute et la hantise de son propre déclin.
Dans son discours, Emmanuel Macron ravive cette mémoire-là, rappelle le rôle de protecteur des chrétiens d’Orient qui fut longtemps celui de la France. Mais entre les intentions et les actes, on peut aussi relever quelques contradictions. Où était la France lorsque le Liban était directement menacé par Daech ? Son absence d’intervention pour protéger les chrétiens d’Orient, qui est pourtant sa mission historique en Syrie et au Liban, lui a d’ailleurs été vivement reprochée. La nature ayant horreur du vide, ce rôle de protecteur a échu à d’autres : à l’Iran, et à son relais naturel au Liban le Hezbollah.
Pour l’heure, même si le président libanais Michel Aoun commence à envisager la « possibilité d’une interférence extérieure au moyen d’un missile ou d’une bombe » – certaines images vidéos semblent l’attester, mais leur fiabilité reste à prouver – rien ne permet de déterminer l’origine de l’explosion avec certitude. Dans le même temps, il a rejeté la possibilité d’une enquête internationale… Ce que l’accident traduit, c’est avant tout la faillite de toute la classe politique libanaise, que ses membres soient chrétiens, maronites, sunnites ou chiites du Hezbollah, tous les mouvements politiques sont gangrénés par la corruption et ont contribué à leur niveau à faire du Liban un Etat failli. C’est ce procès politique-là, et non uniquement celui du Hezbollah, qu’il convient de faire.
Comment l’Iran peut-il réagir à ces déclarations ?
En vérité, l’Iran n’a pas à réagir aux déclarations du président français, ni à intervenir, pour la simple raison que le Hezbollah est un mouvement totalement intégré à l’échiquier politique libanais.Il a participé à plusieurs gouvernements d’unité nationale au cours des quinze dernières années, et ses candidats sont élus démocratiquement. Il a en outre acquis une certaine légitimité à l’issue du conflit qui l’a opposé en 2006 à Israël, dont il est sorti vainqueur. Le Hezbollah dispose enfin d’un soutien populaire important, aussi bien au sein de la population chiite du Sud-Liban que chez les chrétiens libanais, et il a d’ailleurs pu s’allier à l’occasion avec le parti chrétien de Michel Aoun.
L’Iran peut avoir en revanche son mot à dire lorsqu’il s’agit de protéger ce qu’il estime être ses coreligionnaires, en l’occurrence les chiites, ou ses co-nationaux, ainsi avec les Kurdes, et ce à travers tout le Moyen-Orient. D’ailleurs, la défense et l’émancipation des chiites vivant au Liban est une ancienne stratégie iranienne. Elle ne date pas de la Révolution islamique ni de la fondation du Hezbollah au début des années 1980, mais de l’époque du Shah Reza Pahlavi, qui a soutenu le parti Amal fondé par l’imam Moussa Sader en lui apportant une assistance matérielle et financière. Rhomeiny n’a fait que poursuivre une politique antérieure à la Révolution de 1979, dans l’intérêt des chiites du Liban à travers le Hezbollah, qui a finalement dépassé la popularité d’Amal. Une stratégie similaire est observée en Irak à l’égard des Kurdes.
La France a-t-elle réellement la mesure d’imposer des réformes au Liban ? Quelles négociations peuvent être engagées ?
J’en doute fortement. La France vient d’entrer en récession, son PIB a chuté de 13,8% au second trimestre en raison de la crise liée à la pandémie de Covid-19, de quels moyens financiers dispose-t-elle pour soutenir des réformes au Liban ? Les Libanais n’ont pas encore compris que la France n’avait plus les moyens d’agir comme une grande puissance, ni financièrement, ni militairement.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron promet beaucoup de choses au Liban : une aide logistique et financière menée « sans qu’aucun détournement ne soit possible », un ordre politique nouveau et de la transparence. Il refuse de donner un chèque en blanc à une classe politique corrompue et faillie, et en cela il répond directement aux exigences des Libanais. Mais ce faisant, il agit exactement comme si la France disposait encore d’un mandat au Liban et surtout d’une capacité d’action crédible, tant sur le plan militaire que diplomatique, ce qui est loin d’être le cas.
On peut s’interroger sur la cohérence de la stratégie française au Moyen-Orient. On l’a vu en juin dernier, avec l’agression des forces turques contre la marine française au large de la Crète : la seule réponse de la France a été de suspendre sa participation à l’opération de l’OTAN Sea Guardian ! Son soutien ambigu au maréchal Haftar en Libye, aux côtés des Emiratis, des Saoudiens et de la dictature égyptienne, est illisible et mal compris, alors qu’elle cherche avant tout à préserver ce verrou stratégique vers l’Afrique subsaharienne. Elle n’a pas réellement joué son rôle d’honnête courtier après le retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Aujourd’hui, le rapport de forces n’est plus en faveur de celui qui possède la plus grande puissance militaire, mais en faveur de celui qui est prêt à faire le plus de sacrifices. Or, ni les Européens, ni les Français, ne sont disposés à cela. Chaque décès de militaire en opération, malgré le fait que ce risque soit inhérent à ce métier, est vécu comme un deuil insupportable par la nation. La mort n’est plus une option envisageable.
Et quand bien même la France aurait les moyens de ses ambitions, elle se heurterait violemment aux autres véritables grandes puissances agissantes au Moyen-Orient, l’Iran bien sûr, mais aussi son alliée en Syrie la Russie, qui défendront leurs intérêts en Méditerranée orientale. Comment réagir également face à la Chine, qui se cherche des alliés pour déployer ses Nouvelles routes de la Soie dans la région et dispose surtout d’une force de frappe financière, notamment en matière d’urgence sanitaire, avec laquelle la France peine à rivaliser ? Toutes ces raisons font qu’au-delà des bonnes intentions, la France ne dispose pas de véritables moyens pour agir dans un pays aussi compliqué que le Liban.
Paru dans l’Atlantico du 08/08/2020.