Nika Shakarami et Sarina Esmailzadeh n’avaient que 16 ans, et participaient sans doute à leurs premières manifestations lorsqu’elles ont décidé de descendre dans les rues de Téhéran et d’ôter, elles aussi, leur voile. Les deux adolescentes sont mortes sous les coups des forces de police, leurs corps rendus à leurs familles portant encore les marques des matraques qui leur ont défoncé le crâne. La famille de Nika Shakarami aurait subi des menaces du régime pour venir témoigner à la télévision iranienne et confirmer que l’adolescente s’était suicidée, mais sa mère a nié catégoriquement cette explication officielle. Loin de terroriser la population, cette violence inouïe, qui fait écho à celle endurée par Mahsa Amini, n’a fait qu’attiser encore davantage la fureur qui s’est emparée des Iraniens à l’égard de la République islamique. Les noms des deux jeunes filles sont devenus de nouveaux cris de ralliement à travers l’Iran, placardés sur des affiches secrètement collées sur les murs des rues.
“Loin de terroriser la population, cette violence inouïe n’a fait qu’attiser encore davantage la fureur qui s’est emparée des Iraniens à l’égard de la République islamique”
Depuis deux semaines, les lycées et les universités ont rejoint le mouvement qui, selon les analystes, donne tous les signes d’un soulèvement de grande ampleur s’il devait s’accentuer. Les enseignants témoignent de leur étonnement face à des jeunes filles qui non seulement ôtent leur voile et réclament leurs libertés individuelles, mais formulent aussi des demandes très politisées : la libération des prisonniers politiques, l’amélioration de la situation économique, la liberté d’expression et de réunion.
La révolte, seul espoir de la jeunesse d’Iran
La jeunesse iranienne est entrée avec fracas dans une ère de prise de conscience et de radicalisme. L’Iran est en effet un pays jeune – où la part des 16-30 ans représente entre 20 et 35 % de la population selon les estimations – et éduqué, où plus de 65 % des diplômés sont des femmes. Ces jeunes subissent pourtant un taux de chômage colossal (près de 35 %) et aucune politique publique ciblée ne leur est dédiée pour mettre fin à cet état de fait. Pour cette génération qui n’a connu que la République islamique, mais qui est née aussi avec Internet, avoir 16 ans ou 20 ans en République islamique d’Iran est perçu comme une malédiction barrant la route à toute forme d’avenir.
“Pour cette génération qui est née aussi avec Internet, avoir 16 ans ou 20 ans en République islamique d’Iran est perçu comme une malédiction barrant la route à toute forme d’avenir”
C’est être prisonnier à vie d’un régime qui n’offre aucune perspective ni aucune liberté quand, grâce aux communications modernes, les jeunes Iraniens voient bien qu’au-delà des frontières de leur pays, d’autres jeunesses chantent, dansent, étudient et voyagent librement. Aujourd’hui, leur seul espoir de libération réside donc dans la révolte, quitte à être placé en détention – les sources officielles affirment sans état d’âme que la moyenne d’âge des personnes arrêtées lors des manifestations est de 15 ans seulement – ou à être envoyé en “centres psychiatriques pour y subir une réforme éducative et comportementale”. La mort n’est même plus une perspective effrayante pour cette jeunesse avide de changement.
La violence inefficace du régime
Le régime peine d’autant plus à comprendre cette radicalité qu’elle l’effraie terriblement et qu’il ne sait pas comment la maîtriser. Cette jeunesse très occidentalisée, connectée, imperméable à l’idéologie et à la religion – ce qui la démarque des précédentes générations – répond à un logiciel totalement incontrôlable pour la République islamique. Dans les campus, les étudiants n’hésitent pas à déchirer les portraits du Guide suprême Ali Khamenei ou à insulter les membres de la milice Bassij, force paramilitaire affiliée aux Gardiens de la révolution et de ce fait généralement redoutée, envoyée pour les sermonner et les appeler “à la raison”.
“Cette jeunesse très occidentalisée, connectée, imperméable à l’idéologie et à la religion – ce qui la démarque des précédentes générations – répond à un logiciel totalement incontrôlable pour la République islamique”
Alors, le régime use de ses outils de riposte habituels, le blocage des communications en ligne, ces fenêtres trop ouvertes sur l’extérieur, et l’hyperviolence, l’outil qu’elle déploie lors de chaque contestation pour tempérer les aspirations des Iraniens à la liberté. Pourtant, alors que le mouvement entre dans sa cinquième semaine d’affrontements, cette méthode a jusqu’à présent démontré son inefficacité. Une preuve de plus de l’inadéquation du régime face à cette révolte globale et de plus en plus dangereuse pour sa stabilité.
“Bloody Friday” au Baloutchistan
Fin septembre, la violence d’État était pourtant montée d’un cran pour se muer en massacre dans le Sistan-Baloutchistan. Suite au viol présumé d’une adolescente de 15 ans de la minorité baloutche par un chef de police locale, les appels à la révolte et aux manifestations, “par solidarité avec le Kurdistan” et pour dénoncer le viol de la jeune fille, se sont rapidement multipliés.
“C’est singulièrement au Baloutchistan, comme au Kurdistan, que se cristallisent à la fois les revendications des femmes, des jeunes et des minorités ethniques, de tous les laissés-pour-compte de la République islamique. C’est sans doute cette synergie qui rend ce mouvement plus redoutable pour le régime que tous ceux qui l’ont précédé”
Vendredi 30 septembre, jour de prière à Zahédan, la capitale de la région la plus pauvre et instable d’Iran, les forces des Gardiens de la révolution ont fini par tirer délibérément sur une foule désarmée à la sortie de la mosquée, qui chantait des slogans contre le régime et qui se proposait de prendre d’assaut un bureau de police. Soixante-six à quatre-vingt-seize personnes, dont de nombreux enfants, auraient été tuées lors de cet épisode punitif, le plus brutal de la part du régime depuis le début de la contestation. Ce “Bloody Friday”, comme le nomment déjà les Iraniens, aura mis deux semaines à être relayé dans les médias, et depuis, les vidéos du massacre, vérifiées et confirmées comme authentiques, font le tour du monde.
Comme partout en Iran, c’est singulièrement au Baloutchistan, comme au Kurdistan, que se cristallisent à la fois les revendications des femmes, des jeunes et des minorités ethniques, de tous les laissés-pour-compte de la République islamique. C’est sans doute cette synergie qui rend ce mouvement plus redoutable pour le régime que tous ceux qui l’ont précédé.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans le Nouvel Economiste du 20/10/2022.