Pour Xi Jinping, c’était le premier voyage officiel hors de Chine depuis trois ans. Pour Vladimir Poutine, l’occasion de revoir son plus puissant allié en Asie depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Le sommet qui s’est tenu à Samarcande le 15 septembre dernier a certes permis à la Chine et à la Russie de rappeler les fondamentaux de leur alliance contre l’Occident, et leur détermination à forger un monde multipolaire en lieu et place de l’hégémonie américaine. Mais l’évènement semble avoir aussi signé la fin de « l’amitié sans limites » proclamée trois semaines avant l’invasion de l’Ukraine, alors que la Russie y subit une débâcle militaire et que la Chine est aux prises avec un ralentissement économique problématique pour la stabilité du régime.
Certes implicites grâce à une rhétorique neutre et policée, les positionnements géopolitiques étaient particulièrement éloquents pour qui sait analyser ce genre d’évènement. Durant leur rencontre, Xi Jinping n’a jamais évoqué l’Ukraine, tandis que pour la première fois depuis le début de la guerre, Vladimir Poutine a reconnu publiquement que le conflit pouvait susciter des « interrogations et des préoccupations », et s’est dit à l’écoute des remarques de Pékin sur ce point. Ce qui, pour le président russe, revient à admettre à contre cœur qu’il ne dispose pas du soutien plein et entier de son alliée. Cette dissonance a illustré l’isolement international grandissant dans lequel s’enfonce la Russie. Ce mois-ci, elle a perdu près de 10 000 kilomètres carrés de terrain reconquis par l’armée ukrainienne, rendant la perspective d’une victoire sur Kiev soutenue par les forces de l’OTAN plus que jamais hypothétique, tandis qu’à domicile, Poutine fait face à une inhabituelle vague de critiques, y compris parmi ses plus ardents soutiens.
La Russie a donc un cruel besoin de la Chine, mais celle-ci demeure circonspecte face à cette amitié et refuse de prendre publiquement son parti. Sa déclaration officielle à l’issue du sommet appelait au contraire à « injecter mutuellement de la stabilité dans le monde », désignant implicitement la Russie comme génératrice d’un chaos qui, en impactant l’économie mondiale, affaiblit également Pékin. Certes, les deux puissances œuvrent pour un monde multipolaire, et ont augmenté depuis l’été leurs échanges commerciaux dans un moment où les sanctions occidentales commencent véritablement à impacter l’économie russe. La Chine a ainsi importé pour 72,9 milliards de dollars d’hydrocarbures et de biens de consommation russes entre janvier et août 2022, une hausse de plus de 50% par rapport à la même période en 2021. En marge du sommet de Samarcande, Xi Jinping et Vladimir Poutine se sont également entretenus avec le président de l’Etat de Mongolie, Ukhnaagiin Khürelsükh, sur un projet de gazoduc équivalent en volumes au NordStream 2 et qui permettrait à la Russie de fournir la Chine en gaz, à défaut de l’Europe.
Mais pour la Chine, le principal marché demeure cet Occident qu’elle honnit idéologiquement, mais dont la technologie et les monnaies sont indispensables à sa survie, ce qui implique de limiter les antagonismes – Taïwan étant déjà un sujet de discorde majeur. La hausse des coûts de l’énergie, des denrées alimentaires, les risques accrus sur les marchés mondiaux, les conséquences de la politique zéro Covid à domicile, obligent Xi Jinping à un délicat équilibre diplomatique pour éviter toute sanction économique, dans un moment de grande fragilité pour son pays et alors qu’il doit confirmer son troisième mandat lors du congrès du PCC en novembre prochain.
La traditionnelle prudence stratégique chinoise préconiserait de ne pas miser sur le mauvais cheval. Xi Jinping s’est donc gardé de tout commentaire explicite sur l’Ukraine, a refusé toute aide militaire à la Russie, l’obligeant à se fournir auprès de l’Iran et de la Corée du Nord, et ne l’aide pas massivement à contourner les sanctions occidentales. Si elle demeure cliente de Moscou, la Chine ne fournit pas en échange de composants d’origine occidentale à la Russie, qui en a pourtant besoin. Par ailleurs, Xi Jinping n’a pas choisi le Kazakhstan et l’Ouzbékistan par hasard pour son premier voyage officiel hors de Chine. Très inquiétées par le bellicisme russe, les ex-républiques soviétiques tiennent à leur indépendance et n’ont, à ce titre, jamais reconnu l’annexion de la Crimée en 2014, pas plus que les républiques autonomes du Donbass. Xi Jinping, accueilli en très grande pompe et salué comme un dirigeant promouvant la stabilité lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï, était servi par le contexte international pour présenter la Chine comme la seule garante de la sécurité régionale en Asie centrale… Une démarche qui empiète sciemment sur l’ancien étranger proche russe où les deux puissances sont rivales, et qui sert la prédation de Pékin pour les ressources naturelles de la région.
L’intervention en Ukraine aura donc non seulement coupé Poutine de l’Occident, mais aussi par voie de conséquence, de son principal allié asiatique, qui voit d’un très mauvais œil l’instabilité croissante des marchés alimentaires et énergétiques alors qu’une bonne croissance est la clé du maintien du régime chinois. En dépit de sa participation à l’OCS, qui réunissait effectivement des pays représentant plus de la moitié de la population mondiale, la Russie de Poutine se trouve de plus en plus ostracisée sur la scène internationale. Chantage nucléaire, appel à 300 000 réservistes qu’il n’a semble-t-il pas les moyens matériels d’équiper, désertions au sein de l’armée et fronde grandissante au sein de la population russe… La fuite en avant du Kremlin ne fait que confirmer cet état de fait.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 25/09/2022.