En 2017, la dépense militaire mondiale atteignait 1739 milliards de dollars, son niveau le plus élevé depuis la fin de la Guerre froide. Les Etats-Unis, la Chine et la Russie, mais aussi l’Arabie Saoudite, la Turquie et l’Inde, figuraient en tête des pays ayant considérablement renforcé leurs arsenaux. Les traités de non-prolifération nucléaire avaient pourtant pour ambition, en créant une logique d’alliances et d’engagements respectifs, de garantir la sécurité collective. Ils semblent avoir été impuissants à ralentir la course aux armements, en raison d’un paradoxe assez étrange qui continue d’animer les stratégies de défense des Etats : plus on s’équipe, plus on conjure la nécessité d’une riposte. C’est l’effet magique de la « dissuasion nucléaire », censée rendre le monde plus sûr. Le contexte international n’a pourtant jamais été aussi instable… ce qui encourage ces mêmes Etats à s’équiper encore davantage au nom de leur sécurité. Et le cercle vicieux n’en finit pas de s’envenimer.
Exemple de cet échec diplomatique, le Joint Comprehensive Plan of Action sur le nucléaire iranien avait été négocié précisément dans l’optique de réduire le risque de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Le traité avait d’ailleurs été salué au moment de sa signature en 2015 comme un réel effort pour « sécuriser » l’environnement régional. Pourtant, les Etats-Unis ont décidé unilatéralement – et sur pression active d’Israël et de l’Arabie Saoudite – de quitter un accord qu’ils ont contribué à élaborer trois ans plus tard, malgré l’opposition des autres signataires.
On pourrait croire les administrations américaines successives versatiles… Mais la réalité est plus complexe. Selon le site du Bulletin des Scientifiques atomiques et deux reportages publiés par le magazine Newsweek en janvier 2020, l’administration Obama élaborait dès 2016 des scénarios militaires ayant recours à des ogives B-61 contre l’Iran… malgré son engagement dans l’accord de Vienne signé un an plus tôt. A la fois pour répondre à ses propres convictions et pour satisfaire ses alliés moyen-orientaux, Donald Trump n’a fait qu’officialiser une stratégie, finalement jamais abandonnée par Washington, plus favorable à la dissuasion nucléaire qu’à la recherche de la non-prolifération. On aura dès lors du mal à croire à la volonté réelle Américains de désarmer le Moyen-Orient, d’autant plus qu’ils reconnaissent les mérites de la dissuasion nucléaire de façon sélective, l’interdisant aux Iraniens… mais l’autorisant aux Saoudiens.
Une véritable politique de désarmement nucléaire devrait obliger tous les Etats, sans exception, à renoncer à l’enrichissement de l’uranium ainsi qu’au traitement du combustible nucléaire usé, qui permet d’extraire le plutonium, composant également nécessaire à l’élaboration des bombes. C’est une restriction à laquelle l’administration Trump refuse pourtant de souscrire, essentiellement pour ne pas mécontenter l’Arabie Saoudite qui, à la différence des Emirats Arabes Unis, n’accepterait de signer qu’un accord de coopération nucléaire peu contraignant. En proie à une agitation sécuritaire de plus en plus manifeste, Riyad multiplie en effet les démarches, notamment auprès de la Chine, afin de perfectionner son industrie minière et son traitement de l’uranium. Connaissant l’autoritarisme du Prince héritier Mohammed Ben Salmane et ses engagements militaires hasardeux – le Yémen peut en témoigner depuis cinq ans – n’a rien de rassurant pour la stabilité régionale.
Les Etats-Unis, en tant que première puissance nucléaire du monde et signataire de nombreux accords de coopération dans le nucléaire civil (qui doivent être notamment renouvelés en 2021 avec le Maroc et l’Egypte et en 2023 avec la Turquie) détiennent pourtant une réelle influence et peuvent choisir de renforcer les restrictions sur l’acquisition et l’usage du matériel nucléaire. A l’échelle du Moyen-Orient, cela devrait concerner tous les pays allant du Maroc à l’Iran, incluant Israël et l’Arabie Saoudite. Remplacer la limitation de la prolifération – qui se résume finalement à ne l’accepter qu’à condition que son développement soit lent – par une interdiction d’acquérir tout matériel nucléaire hors usage civil, d’où qu’il vienne, serait une avancée véritablement crédible.
Le complexe militaro-industriel et nucléaire américain a beau jeu de souligner qu’aucun pays n’acceptera de souscrire à de telles conditions, surtout lorsque la Chine et la Russie peuvent se montrer plus conciliantes. Trop de principes tueraient le business… A ce détail près que les perspectives d’exportations des Etats-Unis dans le domaine nucléaire sont très faibles, voire inexistantes. L’industrie de production de réacteurs « made in USA » est si moribonde que les lobbyistes du secteur font pression sur le Congrès pour obtenir des financements fédéraux et relancer une production nationale à l’arrêt depuis vingt ans.
Le fait d’être une nation maîtrisant la technologie nucléaire fut longtemps considéré comme une preuve de grande avancée scientifique et un gage de compétitivité. A l’aube du XXIème siècle et face aux enjeux générés par le changement climatique, cette conception paraît bien obsolète. L’avenir des pays du Moyen-Orient réside bien davantage dans une coopération en matière de renseignements et de technologies de pointe, ainsi que dans le développement des énergies renouvelables, ou des énergies fossiles les moins émettrices comme le gaz naturel.
Pour que le Moyen-Orient entre véritablement en cohérence avec les objectifs du Traité pour la non-prolifération nucléaire, seul un accord contraignant visant à interdire l’enrichissement et le retraitement des combustibles usés, et signé par tous les Etats de la zone sans exception, désamorcerait le principe même de la dissuasion nucléaire. En l’absence de risques pour la sécurité globale, la course aux armements s’éteindrait d’elle-même.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans le Nouvel Economiste du 21/10/2020.