Si la reprise des relations bilatérales entre l’Iran et l’Arabie saoudite laisse encore planer des doutes sur les bénéfices économiques que les deux pays pourront en tirer, il est indubitable que l’accord signé en mars a déjà contribué à initier une nouvelle dynamique régionale en faveur d’une stabilisation forte. Obtenir une véritable désescalade et un Moyen-Orient apaisé est en effet dans l’intérêt des deux rivaux, quitte à faire évoluer leur position sur de nombreux dossiers clés de la région. Ainsi, la voie ouverte par l’Arabie saoudite a largement contribué ces derniers temps à favoriser un rapprochement de l’Iran avec deux autres grandes puissances du monde arabe, l’Égypte et la Jordanie, où Oman et l’Irak jouent un rôle déterminant de médiateurs.
Bien qu’il attire particulièrement l’attention depuis le mois de mars dernier, ce processus de normalisation avec le monde arabe a été en réalité initié dès 2021, sous l’impulsion du régime iranien et du guide suprême qui l’avait érigé en nouvelle priorité stratégique. Le cas du Caire est singulièrement majeur. Depuis la fondation de la République islamique en 1979, et en raison des nombreux bouleversements géopolitiques et idéologiques qu’elle a entraînés, l’Égypte et l’Iran ont connu un froid diplomatique durable, qui a pu être tempéré, quoique de façon éphémère, par la prise de pouvoir des Frères musulmans en Égypte en 2013. En dépit de son extrême proximité avec l’Arabie saoudite, les Émirats et les États-Unis, le président égyptien Abel Fattah al-Sissi a initié, avec l’aide de l’Irak, une très progressive reprise du dialogue avec l’Iran, l’Égypte partageant notamment ses choix stratégiques en Syrie, à la différence du gouvernement de son prédécesseur Mohammed Morsi.
Accord Iran-Égypte en vue ?
Alors que les États arabes du Moyen-Orient, largement influencés en cela par Riyad, partageaient une vision commune et négative de leurs relations avec l’Iran, les progrès de la normalisation irano-saoudienne ont largement contribué à décomplexer Le Caire vis-à-vis de Téhéran, ainsi qu’à favoriser le retour de Bachar El-Assad sur la scène diplomatique du Moyen-Orient en mai dernier. Menés en parallèle, les deux processus n’en ont pas moins été interconnectés depuis deux ans. Il faut souligner le rôle de l’Irak dans ses rapprochements, largement facilités par la proximité qu’entretenait l’ancien Premier ministre Moustafa al-Kazimi avec les pétromonarchies du golfe Persique et l’Égypte, à la différence de son successeur Mohammed Chia al-Soudani. Il semblerait donc qu’Oman, qui de longue date a fait du travail de médiation le cœur de son action diplomatique, ait pris le relais pour faciliter le rapprochement entre l’Iran et l’Égypte. Ainsi en mai dernier, le sultan Haïtham ben Tariq s’est tendu successivement au Caire et à Téhéran porteur de messages exprimant une volonté de dialogue, de négociations et d’entente commune sur certains dossiers régionaux.
“Il semblerait qu’Oman, qui a fait de la médiation le cœur de son action diplomatique, ait pris le relais pour faciliter le rapprochement entre l’Iran et l’Égypte”
À ce stade, les négociations entre l’Égypte et l’Iran semblent à mi-chemin d’un accord d’envergure. Les dossiers relatifs au conflit israélo-palestinien, au Yémen et à la Syrie, sans oublier les questions de sécurité frontalière – cruciales pour l’Égypte – entre la bande de Gaza et le Sinaï, ont également fait partie des échanges. Selon des sources diplomatiques, les deux pays pourraient ainsi annoncer un rétablissement officiel de leurs relations diplomatiques dans les prochains mois.
Iran-Jordanie, un rapprochement plus complexe
S’il est également engagé depuis deux ans, le rapprochement de Téhéran avec la Jordanie semble en revanche plus lent et complexe à mettre en œuvre. Si les deux pays se sont déjà mutuellement rassurés sur leurs intentions politiques et géostratégiques, les discussions n’ont néanmoins pas dépassé le stade des dossiers sécuritaires. Sur ce point, le nécessaire renforcement de la coopération sécuritaire régionale en matière de lutte contre le trafic de drogue a été central. L’Iran et la Jordanie auraient déjà convenu d’établir une cellule de coopération trilatérale avec l’Irak, afin de limiter la circulation des substances vers la Jordanie depuis l’Irak et la Syrie. L’enjeu est d’autant plus délicat que la Jordanie soupçonne certains “mandataires” iraniens d’y tenir un rôle actif.
Mais les questions politiques demeurent en suspens, et notamment celle relative à la construction du pipeline entre Bassora et Aqaba. Ce projet d’infrastructure pétrolière, dont l’idée remonte aux années 1980, est redevenu de première importance pour l’Irak sous l’administration al-Kazimi, puisqu’il permettrait de transporter le pétrole irakien de Bassora jusqu’à la mer Rouge via le port d’Aqaba, en Jordanie, de façon à contourner le détroit d’Ormuz sous contrôle de l’Iran. Cette liaison assurerait donc un précieux recours en cas de blocus ou d’aléas géopolitiques dans le golfe Persique, afin de maintenir une connexion au marché mondial via le canal de Suez. L’administration al-Soudani a poursuivi cet engagement en dépit de la vive opposition des groupes chiites soutenus par l’Iran, qui l’apparentent à une normalisation avec Israël et reprochent également au gouvernement irakien de fournir gratuitement la Jordanie en pétrole, ce qui représenterait une perte de bénéfices pour le pays. Mais en créant une concurrence et en permettant à l’Irak de diversifier sa clientèle, le projet risque plus vraisemblablement de diminuer le poids de l’Iran dans le secteur international de l’énergie. Il n’en reste pas moins qu’il pourrait aussi faciliter l’intégration régionale et la coopération économique, ce qui, au-delà des légitimes conflits d’intérêts, demeure aujourd’hui l’objectif principal des pays du Moyen-Orient.
“Le pipeline entre Bassora et Aqaba pourrait faciliter l’intégration régionale et la coopération économique, ce qui demeure l’objectif principal des pays du Moyen-Orient”
Tous ces efforts diplomatiques entrepris en dépit de multiples différents dénotent donc deux aspects : l’Iran comme ses voisins ont compris l’immense intérêt d’une coopération économique, politique et sécuritaire, d’un renforcement des relations bilatérales et de la représentation diplomatique dans leurs pays respectifs. Pour ce faire, l’accord irano-saoudien obtenu sous égide chinoise semble avoir posé un nouveau principe diplomatique efficace, le travail de médiation de pays tiers, qui motive grandement les efforts de dialogue et de négociations positifs. Le succès de toute initiative diplomatique repose désormais sur des propositions de garanties solides, et surtout leur respect, condition sine qua non pour de nouvelles relations basées sur la confiance.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 28/09/2023.