Ardavan Amir-Aslani publie « Le Siècle des défis » aux éditions de L’Archipel. Le « siècle des défis » verra-t-il la résolution d’interminables conflits – israélo-palestinien, indo-pakistanais, intercoréen –, l’émergence de l’Afrique et des sociétés du monde arabo-musulman, revitalisées par un nouveau contrat social enfin respectueux des droits et des libertés des peuples ? La crise de la Covid-19 semble déjà placer l’humanité face à la nécessité de repenser le monde et de faire émerger des modèles de société plus justes. Extrait 2/2.
Source de progrès, d’autonomie et donc de puissance, l’énergie est un enjeu géopolitique incontestable depuis les débuts de l’ère industrielle. La découverte et la maîtrise de l’exploitation du charbon, du gaz, puis du pétrole ont façonné les rapports entre États et jusqu’à leurs modèles économiques et sociaux. Le pétrole, dont le contrôle des gisements à travers le monde constituait une source de revenus financiers élevés et une garantie d’indépendance et de souveraineté nationales, a ainsi longtemps représenté une source de conflits pouvant aller jusqu’à la guerre ouverte. L’énergie est néanmoins une arme géopolitique à double tranchant. Si elle est un objet de rivalités et de rapports de force, elle positionne les pays en importateurs et exportateurs, créant des situations d’interdépendance qui se répercutent dans les relations diplomatiques entre États. Mais y compris pour les pays exportateurs, l’énergie est un risque. Le pétrole peut être perçu comme une « malédiction » pour les économies qui en sont entièrement dépendantes – la plupart des pays du golfe Persique, l’Algérie, le Venezuela – car la rente pétrolière permet certes d’avoir un modèle redistributif, mais inégalitaire et très peu diversifié. L’équilibre économique et social d’un pays devient tributaire de la situation de l’économie mondiale, de la fluctuation de la demande, ce qui rend ces États particulièrement fragiles en dépit de l’illusion d’une certaine puissance octroyée par l’abondance.
Alors que les ressources en énergies fossiles sont loin d’être inépuisables et que l’urgence climatique pousse les États à investir dans les énergies renouvelables, les analystes s’attendent naturellement à un nouvel équilibre géopolitique entre États autour de la question énergétique. Le sujet est néanmoins particulièrement complexe et subtil, et les prédictions établies aujourd’hui peuvent aisément ne jamais se réaliser dans un avenir plus ou moins proche. En outre, les effets du réchauffement climatique sur la fonte des calottes glaciaires, et la maîtrise des ressources hydriques dans les zones du globe où les températures augmentent, contribuent déjà à refaçonner la carte géopolitique, les appétits s’aiguisant de plus en plus autour des ressources de l’Arctique, tandis que des « guerres de l’eau » entre États voisins, tant en Afrique – entre l’Égypte et l’Éthiopie – et en Asie – entre l’Inde et le Pakistan – que sur le continent américain – entre le Mexique et les États-Unis – sont devenues un sujet de préoccupation géostratégique tel que des outils de prédiction sont mis au point pour déterminer les zones de conflit potentiel.
Enjeu longtemps central, le pétrole voit sa cote de popularité s’éroder à mesure que le temps passe et que ses réserves mondiales s’amenuisent. À l’heure où les effets du changement climatique deviennent incontestables et que de plus en plus de pays veulent engager leur transition énergétique, la demande en pétrole commence à enregistrer une chute qui, sans être vertigineuse – du moins en dehors des situations de crise – paraît inexorable. De plus en plus de signaux l’attestent : aux États-Unis, Gavin Newsom, le gouverneur de Californie, vient de signer un décret interdisant la vente de véhicules à essence neufs d’ici 2035. La Chine, l’un des États les plus pollueurs du monde et responsable d’un quart des émissions mondiales de CO2 (essentiellement à cause de sa consommation de charbon) mais consciente aussi de la nécessité vitale tant d’un point de vue politique qu’environnemental d’engager sa transition énergétique, s’est fixée comme objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. Avec un recul de la demande en pétrole, il est fort probable que les équilibres géopolitiques qui ont prévalu durant plus d’un siècle soient entièrement rebattus. Quel ordre nouveau en sortira ? Toute la difficulté pour les États consiste non seulement à imaginer l’ère de l’après-pétrole, mais surtout à assurer la longue et difficile transition pour y parvenir et anticiper les bouleversements géopolitiques qu’elle engendrera nécessairement. Pour l’heure, ceux-ci sont loin d’être clairs.
Dans son édition du 19 septembre 2020, The Economist prédisait un avenir radieux aux États qui, à l’instar des pays membres de l’Opep pendant des décennies durant la seconde moitié du XXe siècle, seront les plus innovants en matière d’énergies renouvelables. Dans cette confi guration, ce sont les nations baptisées electro-states, et notamment la Chine, qui se positionne déjà pour dominer le marché mondial des énergies renouvelables en les produisant à moindre coût, qui supplanteraient les pays exportateurs de pétrole. Néanmoins, ce basculement ne pourra s’opérer que lorsque les sociétés humaines seront massivement converties aux technologies « propres », ce qui nécessitera encore quelques années. Dans l’attente, la hausse prévisible des cours des « terres rares » comme le lithium ou le cobalt pourrait stimuler l’innovation pour imaginer des alternatives.
On prédit par ailleurs de façon récurrente l’écroulement des pays producteurs de pétrole. Ceux-ci sont effectivement engagés dans une course contre la montre pour diversifier leurs économies rentières en l’espace d’une dizaine d’années. Pour autant, leurs vastes ressources, si elles ne sont pas éternelles, sont encore loin d’être taries. Le Venezuela, assis sur les réserves de l’Orénoque réputées les plus vastes au monde, conserve un atout majeur qu’il ne peut certes exploiter en raison de l’état de délabrement et de corruption dans lequel se trouvent ses institutions. De même, l’Arabie saoudite confirmait en janvier 2019, avec le premier audit de ses réserves en quarante ans, que son sous-sol recelait l’équivalent de 268,5 milliards de barils. À raison d’une production annuelle atteignant en moyenne les 10 millions de barils par jour, cela lui permet de voir venir pendant près de sept décennies… de quoi conserver encore longtemps sa maîtrise du marché des hydrocarbures, ainsi qu’un certain poids géopolitique au Moyen-Orient, le temps de mettre en place une transition énergétique… ou de la reporter aux calendes grecques. Par ailleurs, le perfectionnement des techniques d’extraction permettant la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements y compris dans les zones les plus hostiles – la course géopolitique à laquelle on assiste dans l’Arctique en témoigne –, mais aussi une production plus « propre », peuvent permettre aux États les plus compétitifs du golfe Persique de s’assurer de le rester le plus longtemps possible.
Paradoxalement, le jeu de l’offre et de la demande pourrait même susciter un sursaut chez les pays membres de l’Opep, du moins ceux qui en ont les moyens. Dans son dernier rapport, Energy Outlook, l’Agence internationale de l’Énergie (AIE) soulignait début octobre 2020 que malgré des émissions en baisse, la trajectoire mondiale vers la neutralité carbone était encore loin d’être atteinte, nécessitant des efforts décisifs de la part des pays signataires des accords de Paris sur le climat. L’AIE prévoit ainsi une chute de la demande de 5 % cette année, les émissions de CO2 liées au secteur énergétique de 7 % et les investissements dans le secteur de 18 %. Le pétrole reculerait de 8 % dans les mix énergétiques, et le charbon de 7 %. Un tel recul, s’il se confirmait ou s’intensifiait, entraînerait peut-être une baisse des prix, voire le déclin de tout un secteur-clé. Une situation paradoxalement profi table aux pays membres de l’Opep apparaît alors : une diminution plus rapide de l’offre que de la demande permettrait une hausse des prix, ces revenus pétroliers favorisant alors des investissements dans les énergies renouvelables et permettant aux pays exportateurs d’assurer leur transition énergétique plus rapidement que prévu. Rien n’interdit même de penser qu’en plus d’être producteurs d’hydrocarbures, ces États pourraient également devenir compétitifs en matière d’énergies propres.
Les electro-states de demain seront également ceux capables de produire une énergie zéro carbone compétitive à l’exportation, soit sous forme d’électricité vers les pays voisins, soit sous forme de carburants tels que l’hydrogène et l’ammoniac, qui peuvent être utilisés pour alimenter des usines, des bâtiments et le secteur des transports. L’Arabie saoudite, qui dispose d’une énergie solaire abondante et peu coûteuse, vient d’annoncer un projet de 5 milliards de dollars pour transformer les énergies renouvelables en hydrogène, et a également envoyé au Japon fin septembre la première cargaison au monde d’ammoniac dit bleu, produit sans émettre de CO2 . Ces perspectives pourraient donc ouvrir la voie à bien des pays pour devenir des acteurs majeurs du secteur énergétique mondial, à l’instar du Japon, de la Chine et de la Corée du Sud, pionniers en Asie, mais aussi de l’Allemagne en Europe ou du Chili en Amérique latine.
Selon les prédictions de l’AIE, la Russie devrait également rester un maître du secteur énergétique au cours des deux prochaines décennies, grâce à l’augmentation de la demande en gaz naturel dans la région Asie-Pacifique. À la fois principal fournisseur de gaz de l’Europe, de la Chine mais aussi quatrième exportateur d’électricité d’origine nucléaire du monde, la Russie continuera à peser sur le jeu géopolitique mondial malgré la baisse de la demande en pétrole. Ses exportations trouveront une large clientèle en Asie, en Chine bien sûr, mais aussi dans des États aussi fragiles que le Bangladesh, où Rosatom, le géant du nucléaire russe, a déjà entrepris de construire deux réacteurs nucléaires « insubmersibles » le long des rives du fleuve Padma.
Rosatom contrôlant de conséquentes parts de marché des pays où elle officie en y construisant et exploitant les centrales nucléaires, elle accroît du même coup l’emprise géopolitique russe sur ces « partenaires ».
En réalité, une diminution de la production d’hydrocarbures ne signifiera en rien un effacement des risques géopolitiques liés à la production et aux échanges du secteur énergétique. Ceux-ci seront simplement différents, et parallèles à l’exploitation de nouvelles énergies et au développement de nouvelles technologies. Les routes maritimes conserveront le même niveau d’enjeu stratégique, qu’il s’agisse de laisser circuler des tankers pétroliers ou des navires chargés d’hydrogène ou d’ammoniac bleu, tandis que la dépendance accrue à l’électricité rendra les entreprises et les États plus vulnérables aux risques de cyberattaques. Déjà en 2018, le FBI et le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis alertaient l’administration Trump sur les risques croissants en matière de cybersécurité, et sur les tentatives de piratage du réseau électrique américain et de plusieurs de ses infrastructures déjà menées par la Russie. À la géopolitique du pétrole succédera bien la géopolitique des énergies renouvelables, où les risques, s’ils ont évolué, n’auront certainement pas disparu des relations internationales.
Extrait du livre de Ardavan Amir-Aslani, « Le Siècle des défis, grands enjeux géostratégiques internationaux », publié aux éditions de L’Archipel.