150 000 personnes tuées par la Covid-19, une administration dépassée par les manifestations qui agitent le pays et mettent cruellement à jour les réalités d’une société fracturée, une première puissance mondiale officiellement entrée en récession le 30 juillet avec une chute historique du PIB de 33% au second trimestre… Les Etats-Unis traversent actuellement une crise protéiforme qui restera sans doute l’une des plus graves de ce début de siècle. Et à moins de 100 jours de l’élection présidentielle américaine, la réélection longtemps considérée comme acquise de Donald Trump semble pour le moins compromise. Celui-ci paye sa gestion désastreuse de la pandémie, critiquée par deux tiers des Américains, et selon les derniers sondages, Joe Biden serait ainsi en tête avec neuf points d’avance.
Habitué à jeter le trouble sur l’élection présidentielle – comme en 2016 lorsque, s’imaginant déjà battu par Hillary Clinton, Trump multipliait les accusations envers un scrutin « truqué » – le président sortant semble suffisamment inquiet pour avoir envisagé publiquement un report de l’élection de novembre, sous prétexte d’assurer des conditions de vote « correctes » aux Américains. La proposition présidentielle n’a pas étonné son rival démocrate, qui l’avait anticipée dès le mois d’avril… mais celle-ci restera selon toute vraisemblance un simple effet d’annonce, le Congrès étant seul à pouvoir décider d’un tel report.
L’élection de 2016 devrait cependant rester dans les mémoires et inciter à la prudence, tant le scrutin présidentiel américain est difficilement prévisible. Comme Richard Nixon avant lui, Donald Trump compte ainsi sur la mobilisation de cette « majorité silencieuse » qui compose une bonne partie de son électorat pour faire basculer la tendance en sa faveur.
Pour autant, les regards commencent à se tourner sérieusement vers l’ancien vice-président de Barack Obama. Entre autres challenges, le candidat démocrate a désormais la lourde tâche de présenter un programme non seulement aux antipodes de celui de son concurrent républicain, mais surtout apte à reconstruire une société divisée et une politique étrangère décrédibilisée après quatre années de « trumpisme ». Si en l’absence de réformes des institutions internationales en faillite comme l’ONU ou l’OMS, un retour total au multilatéralisme qui a prévalu depuis 1945 semble chose difficile, un changement à la Maison-Blanche permettrait à minima de sortir les Etats-Unis de leur splendide isolement, et de renouer avec une forme de dialogue entre alliés, et non entre rivaux. C’est là un préalable indispensable pour faire face aux défis colossaux qui attendent l’éventuelle administration Biden en matière de politique étrangère.
Premier défi, restaurer la crédibilité et le leadership des Etats-Unis, mis à mal par un désengagement encouragé par Trump. Dès janvier, Joe Biden s’exprimait à cet égard dans la revue Foreign Affairs : « Le président actuel a dénigré, affaibli et dans certains cas, abandonné les alliés et partenaires des Etats-Unis. Et il a enhardi nos adversaires et affaibli notre capacité à faire face aux défis de sécurité nationale, de la Corée du Nord à l’Iran, de la Syrie à l’Afghanistan et au Venezuela. Il a lancé des guerres commerciales mal avisées aussi bien contre les amis que les adversaires. » Certes, si l’administration Trump a cédé bien volontiers aux sirènes de l’isolationnisme – comme ont pu en témoigner l’absence de réaction américaine après les attaques iraniennes contre l’Arabie Saoudite en septembre 2019 et en Irak après l’assassinat de Ghassem Soleimani, ou encore l’abandon des alliés kurdes en Syrie en octobre 2019 – cette tendance était déjà en marche sous l’administration Obama-Biden, qui reste comptable du retrait hâtif des troupes d’Irak, et surtout d’un étonnant immobilisme lorsque Bachar El-Assad usa d’armes chimiques en Syrie en 2013. Tant humainement que financièrement, le rôle de « gendarme du monde » semble peser trop lourd désormais sur les épaules des Etats-Unis. Mais tandis qu’ils peinent à définir un nouveau positionnement, d’autres grandes puissances, la Russie et l’Iran, mais aussi la Chine, tirent profit de cet absentéisme stratégique pour rebattre les cartes du jeu au Moyen-Orient. Aux yeux de leurs alliés, les Etats-Unis apparaissent désormais peu fiables et même incapables de défendre leurs propres intérêts. C’est donc toute une crédibilité diplomatique que le candidat démocrate va devoir rebâtir.
Second défi, apaiser un Moyen-Orient constamment proche de l’embrasement, et briser le front anti-iranien constitué aux côtés de l’Arabie Saoudite et d’Israël pour renouer le dialogue avec la République islamique. Considérant ouvertement la stratégie iranienne de Donald Trump comme un « désastre », Joe Biden a très tôt donné des signes d’ouverture à l’égard de l’Iran, pays qui constitue néanmoins de longue date un casse-tête géostratégique pour les Américains. Entre l’hyper-ouverture de Barack Obama, concrétisée par le Joint Comprehensive Plan of Action signé il y a cinq ans, une stratégie d’apaisement saluée comme telle, mais qui a néanmoins échoué à tenir ses promesses économiques, et la « pression maximale » de Donald Trump qui ne laissait d’autre choix à l’Iran que la capitulation ou la guerre, Joe Biden peut mesurer l’échec de ces deux stratégies diamétralement opposées, et en conclure qu’une approche plus nuancée serait souhaitable.
Tirant les leçons de ces deux exemples, le candidat démocrate s’est ainsi fréquemment prononcé pour une reprise des échanges diplomatiques avec Téhéran et un retour des Etats-Unis dans le cadre du Joint Comprehensive Plan of Action, à condition que l’Iran observe de nouveau ses engagements initiaux et que ses ambitions régionales soient davantage contraintes, un travail qu’il compte mener de concert avec les alliés européens. Un retour à la table des négociations de tous les acteurs concernés pour obtenir un accord de Vienne régénéré s’accompagnera nécessairement d’une levée des sanctions économiques contre l’Iran, et de la possibilité pour le pays d’exporter de nouveau ses hydrocarbures sans restriction. Pour autant, cet allègement ne sera pas sans contreparties. Du point de vue américain, un nouveau JCPoA ne pourra faire l’impasse sur trois sujets que l’administration Obama avait laissés en suspens : l’activité régionale de l’Iran, son programme balistique, et son programme d’enrichissement nucléaire après 2025. Mais ces engagements ne pourront être à sens unique. Seul un nouvel accord qui tiendra cette fois toutes ses promesses économiques, et réintégrera véritablement l’Iran dans le concert des nations, sera en mesure d’infléchir la position iranienne sur ces dossiers clés.
Ce nouveau rapprochement avec l’Iran contreviendra très certainement aux intérêts de l’Arabie Saoudite et d’Israël, ligués contre Téhéran avec la bénédiction de l’administration Trump. La première ébauche du programme démocrate semble déjà attester d’un éloignement avec la politique nationaliste de Benjamin Netanyahu. Bien que le document ne mentionne jamais l’état d’occupation dans lequel vivent les Palestiniens, Joe Biden se distance très clairement du « plan de paix pour le Proche-Orient » présenté par Trump en janvier dernier, et s’oppose au projet d’annexion de la Cisjordanie. Enfin, à la faveur de cet éventuel rapprochement, l’Arabie Saoudite s’inquiétera légitimement de voir les Etats-Unis remettre encore un peu plus en cause leurs engagements du Pacte de Quincy, déjà nettement réduits depuis l’acquisition de leur indépendance énergétique.
Tout porte à croire que l’éventuelle future administration observera une politique dotée d’une vision à long terme, soucieuse d’assurer un équilibre plus circonspect entre défense de ses intérêts et choix pertinent de ses alliances régionales. Les Iraniens, et tout le Moyen-Orient, auraient tout à gagner d’un « changement de régime » à Washington. Mais pour l’heure, tout invite encore à la prudence, tant l’année 2020 semble marquée du sceau de l’imprévisible…
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 02/08/2020.