Alors qu’il cristallise leur rivalité depuis les années 1970, le dossier de la souveraineté sur le Sahara occidental risque d’être une fois de plus un catalyseur pour une escalade plus sérieuse.
Ce sujet empoisonne les relations bilatérales des deux pays de manière globale, et le refus de toute aide algérienne, humanitaire et technique, de la part du Maroc après le terrible séisme du 9 septembre dernier, l’a d’ailleurs illustré avec une acuité particulière. Seul territoire d’Afrique dont le statut post-colonial n’a toujours pas été réglé, le Sahara occidental est aujourd’hui administré à 80 % par le Maroc, à 20 % par le Front Polisario. Or, le mouvement indépendantiste, qui défend le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui depuis 1976 et s’oppose au Maroc pour cette raison, est soutenu entre autres par l’Algérie.
Ce soutien est une source majeure de discorde et de défiance mutuelle entre les deux pays, d’autant plus importante qu’il touche à l’image même que le Maroc se fait de son intégrité territoriale et à la légitimité de la monarchie marocaine. Le royaume chérifien a ainsi fait de la reconnaissance internationale de sa souveraineté sur cette zone riche en ressources naturelles l’un de ses principaux objectifs diplomatiques – et sa signature des accords d’Abraham avait d’ailleurs été conditionnée à la reconnaissance par l’administration Trump de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Aujourd’hui, trois facteurs nouveaux pourraient contribuer à intensifier l’escalade sur cette question : la course à l’armement que mènent l’Algérie comme le Maroc, l’affirmation diplomatique croissante d’Alger dans les affaires internationales, et sur le terrain, la volonté du Maroc de déployer des frappes de drones contre le Front Polisario.
À partir de 2020, les relations se sont particulièrement envenimées, suite à un affrontement entre le Front Polisario et les forces armées marocaines au poste frontière de Guerguerat, point de liaison entre le Maroc et la Mauritanie particulièrement utilisé par le royaume pour ses exportations vers l’Afrique de l’Ouest. En novembre de la même année, le Front indépendantiste a rompu le cessez-le-feu onusien qui avait pourtant résisté aux tensions pendant 30 ans. La rupture complète des relations bilatérales entre l’Algérie et le Maroc en août 2021 n’a fait qu’accélérer une tendance délétère, nourrie d’affrontements frontaliers réguliers, d’accusations de séparatisme et surtout d’un bras de fer énergétique, avec la décision de l’Algérie de ne pas renouveler le contrat du gazoduc Maghreb-Europe qui fournissait 65 % de l’approvisionnement du Maroc en gaz naturel.
Le bras de fer qui oppose les deux pays semble aujourd’hui tourner à l’avantage de l’Algérie, ce qui créera de nouvelles difficultés pour le Maroc. Plus stable politiquement après les années « Hirak » – notamment grâce à l’importante répression menée par le gouvernement algérien contre la dissidence dans la foulée de la pandémie de Covid-19 – elle a considérablement gagné en importance stratégique. L’invasion russe de l’Ukraine a en effet représenté une aubaine providentielle pour le régime algérien. La hausse des prix de l’énergie a replacé l’Algérie au premier plan des exportateurs d’hydrocarbures à destination des pays européens, à la recherche d’alternatives pour réduire leur dépendance énergétique auprès de Moscou. Le bénéfice fut direct sur le plan domestique, cette rente pétrolière étant rapidement convertie en dépenses sociales qui ont apaisé pour un temps les tensions populaires.
Cette importance diplomatique devrait être confirmée à partir de 2024, lorsque l’Algérie occupera un siège temporaire au Conseil de Sécurité de l’ONU. Nul doute qu’elle profitera de cette position de prestige pour imposer de nouveau le dossier du Sahara occidental à l’ordre du jour de l’organisation. Ce ne sera pas sans difficulté, car historiquement, la position onusienne penche en faveur d’un règlement politique du conflit, grâce à la possibilité de l’autodétermination et à l’organisation d’un référendum. Celui-ci n’a jamais eu lieu, en raison des difficultés d’organisation imposées par la détermination des populations éligibles pour y participer. Incapable de trancher sur ce point, l’ONU a laissé le processus politique s’enkyster. L’Algérie entend également profiter de sa position pour encourager une réforme de la représentativité du Conseil de Sécurité, qui permettrait d’intégrer davantage d’Etats du Sud et ainsi, d’inciter plus facilement d’autres pays à soutenir sa position sur le Sahara occidental.
Face à cette impasse, le Maroc a pris le parti d’exercer un contrôle de la zone de facto. Sa proposition en vue d’une résolution politique du conflit consiste à intégrer le Sahara occidental à l’administration du royaume tout en lui accordant un statut autonome. Ce à quoi l’Algérie rétorque que si cette solution pouvait convenir, un référendum devrait pouvoir l’officialiser sans heurts… Or, cette option n’est, selon toute vraisemblance, toujours pas à l’ordre du jour.
Par l’entremise d’une diplomatie et d’une coopération économique actives, le Maroc est parvenu à renforcer ses propres soutiens sur ce dossier en Afrique subsaharienne, sans compter le poids stratégique que représentent ses alliances avec les pétromonarchies du Golfe Persique. A ce jour, plus d’une vingtaine de pays d’Afrique et du Moyen-Orient ont ainsi ouvert des représentations diplomatiques dans la partie marocaine du Sahara occidental. Mais contrairement aux Etats-Unis, qui ont accordé leur soutien à Rabat, les Européens observent une neutralité circonspecte, multipliant les déclarations sans engagement formel afin de préserver autant que possible des relations équilibrées avec les deux voisins.
Il sera donc difficile pour l’Algérie de rompre le statu-quo imposé par le Maroc sur le terrain. Pour autant, elle tentera certainement de retarder la mise au point d’une vraie solution politique afin de renforcer le soutien international à ses propres revendications de souveraineté. L’inquiétant renforcement militaire observé chez les deux voisins corrobore par ailleurs le risque d’escalade : en 2022, l’Algérie et le Maroc représentaient à eux seuls 74 % des dépenses militaires de l’Afrique du Nord, selon les chiffres de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Depuis 2005, les dépenses militaires du royaume chérifien ont doublé et se sont particulièrement concentrées sur l’obtention d’armes de pointes et de drones auprès de la Turquie et d’Israël, que le Maroc utilise déjà pour contrer les forces du Front Polisario. Si un conflit ouvert entre l’Algérie et le Maroc paraît peu probable en raison des pertes potentielles qu’il représenterait pour leurs intérêts et leur stabilité, une intensification des affrontements au Sahara occidental demeure plausible. Et dans un tel contexte, la perspective d’une solution politique durable n’en sera que plus lointaine et hypothétique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 19/11/2023.