Le premier véritable sommet du Dialogue Quadrilatéral pour la Sécurité, qui regroupe les principales puissances de la zone Indo-Pacifique (les Etats-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde), s’est tenu la semaine dernière et restera sans doute dans les mémoires comme le moment où l’Inde a définitivement choisi son camp. Face à la montée en puissance indéniable de la Chine, New Delhi semble avoir enfin rompu avec son historique autonomie stratégique, et décidé de se rapprocher des Occidentaux.
Pacte de sécurité initié en 2007 par le Japon, le Dialogue Quadrilatéral pour la Sécurité, aussi connu sous le nom de « Quad », était resté en sommeil durant dix ans en raison du retrait de l’Australie, très prudente dans son positionnement face aux tensions grandissantes entre les Etats-Unis et la Chine dans le Pacifique. Le pacte a connu un regain d’intérêt à partir de 2017 en raison de la politique anti-chinoise de deux dirigeants populistes, Donald Trump et Narendra Modi. Pour le Premier ministre indien, le sommet de 2021 acte donc « la maturité » de l’organisation, et surtout l’urgence de la rendre opérationnelle face aux défis posés par la Chine. A l’issue de cette rencontre, les quatre pays se sont engagés à coopérer sur les sécurités maritime, informatique et économique, mais aussi à renforcer l’approvisionnement de l’Asie du Sud-Est en vaccins. Ces deux initiatives visent avant tout à faire de l’Inde un relais stratégique pour les Etats-Unis et leurs alliés dans la région, afin de se dégager de leur dépendance envers la Chine.
Ce sommet marquera donc le premier engagement de l’Inde dans une série de traités et d’organisations multilatérales dirigées par les Occidentaux. En octobre 2020, New Delhi avait déjà participé à un sommet des « Five Eyes » – l’alliance des services de renseignements des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande – groupe qui, s’il reste très fermé, se montre particulièrement intéressé par une collaboration accrue avec les services de renseignements indiens. Narendra Modi sera surtout invité au prochain sommet du G7 à Londres cet été, préalable à l’éventuelle intégration de l’Inde au « D-10 », le groupe des dix puissances démocratiques du monde, que Boris Johnson souhaite ardemment constituer.
A l’aune du positionnement géopolitique de l’Inde au cours de la seconde moitié du XXème siècle, ces évolutions apparaissent effectivement comme un tournant majeur actant l’abandon d’une certaine indépendance stratégique. Dès le début des années 1950, sous l’égide du Premier ministre Jawaharlal Nehru, l’Inde avait été en effet l’un des pionniers du mouvement des non-alignés, aux côtés de l’Indonésie, de l’Egypte et de la Yougoslavie. Revendiquant son refus de choisir entre les Etats-Unis ou l’URSS et d’intégrer toute organisation militaire internationale, l’Inde s’était malgré tout rapprochée de Moscou durant la Guerre froide, déjà pour contrer la Chine. La guerre sino-indienne de 1962, qui s’acheva par une série de revers et la perte de l’Aksaï Chin au profit de Pékin, obligea Nehru à demander l’aide du président Kennedy. Si leur décès respectif interrompit le processus, leur prise de contact initia bien un rapprochement qui allait mettre près d’un demi-siècle à se concrétiser, et dont le récent sommet du « Quad » constitue une étape décisive.
Les années 1970 en particulier semblèrent consacrer « l’anti-américanisme » d’une Inde socialiste, leader tiers-mondiste et délibérément éloignée de toute coopération économique avec l’Occident. La fin de la Guerre froide et la chute de l’URSS en 1991 ouvrit alors une période complexe, rythmée par les atermoiements d’une Inde encore divisée entre sa méfiance envers les Occidentaux et sa crainte de la puissance chinoise, et l’extraordinaire patience des présidents américains successifs, déterminés à s’allier à la troisième grande puissance d’Asie pour contrer la première. Au début des années 2000, Georges W. Bush a d’ailleurs été le premier président américain à considérer ce rapprochement stratégique comme indispensable pour faire face aux mutations du continent impulsées par la Chine. En rééquilibrant ses relations entre l’Inde et le Pakistan, et en abandonnant tout activisme en faveur du Cachemire ou d’une dénucléarisation de la région, Washington offrait une alliance sans conditions à l’Inde. Celle-ci persista néanmoins dans son mythe d’une autonomie stratégique, y compris après la crise financière de 2008 lorsque la Chine, convaincue d’un effondrement prochain des Etats-Unis, devenait pourtant de plus en plus agressive à l’égard de ses voisins.
Ce n’est finalement qu’à partir de l’élection de Narendra Modi en 2014 que les « hésitations historiques » de l’Inde ont pris fin. Depuis le début de son premier mandat, le nouveau Premier ministre a multiplié les traités de coopération militaire avec les Etats-Unis, longtemps laissés en suspens, élargit l’exercice naval trilatéral et annuel « Malabar » au Japon en 2015 et à l’Australie en 2020, et a contribué à la résurrection du « Quad » à partir de 2017. Cet activisme diplomatique n’oublie pas les Européens, que ce soit au sein du Commonwealth, de l’Union européenne ou du partenariat maritime Indo-Pacifique avec la France. Les liens avec l’ancienne puissance coloniale britannique devraient également être renforcés, alors que Boris Johnson est attendu en Inde le mois prochain. En l’occurrence, cette volonté de rapprocher l’Inde de l’Occident constitue l’un des rares projets politiques où Narendra Modi n’est pas dominé par l’idéologie ultra-nationaliste de son parti, mais par un pragmatisme uniquement préoccupé des intérêts de son pays.
Joe Biden poursuivra très certainement les efforts de rapprochement initiés par ses prédécesseurs. Compte tenu de son poids démographique et économique, l’Inde serait donc amenée à jouer un rôle clé dans la sécurisation de l’espace asiatique. Son inclusion dans la stratégie Indo-Pacifique des Etats-Unis et dans le « Quad » vont dans ce sens, mais reste à savoir si l’Inde jusqu’ici farouchement non-alignée sera effectivement devenue une alliée fiable. New Delhi ne monnaiera sans doute pas son soutien sans conditions, obtenant par exemple une certaine complaisance à l’égard de sa politique ultra-nationaliste. In fine, ce sont très certainement les citoyens musulmans de l’Inde, le Cachemire et le Pakistan, qui paieront les frais de ce rapprochement indo-occidental.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 28/03/2021.