Le 10 juillet, la Russie a pris l’étonnant parti d’émettre une déclaration commune avec les membres du Conseil de coopération du Golfe. Le texte exprime en effet un soutien explicite aux Émirats arabes unis dans le différend territorial qui les oppose à l’Iran autour de la souveraineté de trois îles du golfe Persique, Abu Moussa, Grande et Petite Tomb. Ce contentieux remonte au début des années 1970, lorsque la fin du protectorat britannique sur la côte de la Trêve a permis au Shah Reza Pahlavi d’intégrer ces îles au territoire iranien. En plaçant ces îlots sous sa juridiction, l’Iran poursuivait naturellement un objectif géostratégique, en s’assurant la maîtrise de la navigation à travers le détroit d’Ormuz et le golfe Persique, la plaque tournante du trafic maritime mondial. Mais les émirats locaux, qui allaient devenir les Émirats arabes unis en 1971, s’y opposèrent, créant dès lors une querelle de légitimités jamais réglée, puisqu’Iraniens comme Arabes revendiquent des “droits historiques” sur cette zone essentielle.
Union idéologique en Ukraine
L’ingérence de la Russie dans ce différend territorial, qui n’a jamais été réglé et suscite depuis cinquante ans des tensions régulières entre Téhéran et Abou Dhabi, a suscité de très vives critiques en Iran. La souveraineté iranienne sur ces trois îles touche en effet à la fois à la fierté nationale et à son intégrité territoriale, ce qui en fait un sujet particulièrement sensible au sein du débat public. Par ailleurs, le refus épidermique de toute ingérence étrangère dans ses affaires domestiques demeure profondément ancré dans les positionnements politiques de l’Iran, marqué par l’influence néfaste des grandes puissances européennes et russes depuis l’époque du “Grand Jeu” il y a deux siècles.
“Russie et Iran sont réunis par une même ostracisation de la part de l’Occident : tous deux sous sanctions et animés d’une volonté de bâtir un monde multipolaire concurrent”
Certes, en une décennie, la Russie est devenue une alliée incontournable pour l’Iran. Deux pays réunis par une même ostracisation de la part de l’Occident, tous deux sous sanctions, tous deux animés d’une volonté de bâtir un monde multipolaire concurrent de l’ordre mondial américain. Le renforcement de leurs partenariats économiques et militaires depuis l’invasion de l’Ukraine est venu sanctifier cette union idéologique, qui s’inscrit pour l’Iran dans sa stratégie du “regard tourné vers l’Est” et du renforcement de ses propres relations avec ses divers voisins asiatiques.
“Erreur diplomatique”
Mais la déclaration de soutien de la Russie à l’égard des Émirats traduit ses propres visées stratégiques dont les officiels iraniens n’ont d’ailleurs pas été dupes. Elle aussi pressurisée par les sanctions occidentales, son intérêt est également de diversifier ses relations et de développer ses partenariats au sein du monde arabe, et plus particulièrement parmi les pétromonarchies du golfe Persique, susceptibles d’investir massivement en Russie dans les domaines commerciaux et énergétiques. De tels développements ne s’obtiennent pas sans concessions… ce qui semble avoir justifié la position russe en soutien aux Émiratis, fût-ce au détriment de l’Iran, pourtant considéré comme un soutien indispensable dans le contexte actuel. Au demeurant, les ambivalences de la Russie commencent à perturber ses alliances, ainsi avec l’Arabie saoudite au sein de l’Opep+, ainsi avec l’Iran, son allié au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai, ce qui devrait pourtant l’obliger à davantage de prudence stratégique. Son “erreur diplomatique” est en réalité particulièrement révélatrice du rapport exclusivement utilitariste qu’elle entretient avec ses alliés. On peut le juger efficace dans une logique court-termiste. Il peut aussi contribuer à rapidement l’isoler sur la scène internationale.
“En Iran, la question commence à être posée : la Russie est-elle une alliée stratégique ou simplement tactique ?”
Le partenariat se fissure
L’irruption impromptue de Moscou dans une dispute territoriale où elle n’a guère de légitimité à intervenir, semble avoir initié un début de remise en question du partenariat stratégique irano-russe. En Iran, la question commence désormais à être posée : la Russie est-elle finalement une alliée stratégique ou simplement tactique ? Les médias iraniens ont en effet estimé que cette alliance de circonstances visait avant tout à contrer la menace américaine, tant les positions des deux pays divergent sur de nombreux dossiers internationaux, ce qui limite de facto leur rapprochement. D’autres ont fustigé le gouvernement iranien pour sa réponse très modérée face à une telle provocation, qui aurait à l’inverse entraîné des réactions beaucoup plus vives, voire violentes, si elles avaient émané d’un pays occidental. Au demeurant, la Russie ne fait que suivre l’exemple de la Chine, première partenaire commerciale de l’Iran, qui s’était elle aussi exprimée en faveur de la position émiratie, sans considération pour son allié iranien. Pour de nombreux Iraniens, la stratégie du “regard vers l’Est” s’est donc vraisemblablement muée en “soumission à l’Est”.
Pour l’ancien ministre des Affaires étrangères réformateur Mohammed Jawad Zarif, l’incident diplomatique est surtout la preuve que l’Iran, pourtant largement au fait des ambivalences russes en raison de leur lourd passé commun, s’est mépris sur la fiabilité de Moscou. C’est également un indicateur du besoin impératif pour l’Iran de diversifier ses relations au lieu de s’en remettre à une seule grande puissance, en raison de la versatilité des relations entre États. À charge pour l’Iran de déterminer sa propre “voie du milieu”, de rechercher un équilibre relationnel entre l’Occident et l’Asie, au lieu de vouloir tout miser sur une relation d’exclusivité qui se traduit en réalité en perte d’influence et d’autonomie politique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 20/07/2023.