Une fois n’est pas coutume, l’Irak joue le rôle d’honnête courtier en vue de réchauffer les relations entre ses deux puissants voisins, l’Iran et l’Arabie Saoudite. Des pourparlers auraient ainsi été engagés à Bagdad le 9 avril dernier entre officiels des deux pays, une première depuis six ans. Les deux rivaux avaient en effet rompu leurs relations diplomatiques le 3 janvier 2016, suite à l’exécution du cheikh chiite Nimr Baqr al-Nimr par Riyad et à la prise d’assaut de l’ambassade saoudienne à Téhéran.
Mais sont-ils véritablement en voie de réconciliation ? Si un rapprochement est souhaitable, il sera nécessairement complexe compte tenu des contentieux qui les oppose de longue date.
Marqués par une rivalité ancienne entre leur culture et leur religion, l’Iran et l’Arabie Saoudite ont longtemps réussi à éviter les affrontements directs. A l’époque du Shah, les Etats-Unis les considéraient d’ailleurs comme « les deux piliers » de la politique américaine au Moyen-Orient. Cet équilibre a été soudainement rompu par la Révolution iranienne en 1979, qui a consacré un régime chiite, engagé contre l’impérialisme occidental et, par voie de conséquence, contre ses alliés sunnites et jugés « indignes » dans la région. C’est à partir de cette date fatidique pour le Moyen-Orient que s’est engagée la course pour le leadership du monde musulman entre Riyad et Téhéran, suscitant dans les deux pays une radicalisation identitaire dont leurs populations respectives ont été les premières à pâtir.
De plus en plus crispées à mesure que l’Iran étendait son influence stratégique dans la région, leurs relations ont connu un niveau de tension inégalé avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017. En retirant les Etats-Unis du Joint Comprehensive Plan of Action (l’accord nucléaire) en mai 2018, en lui imposant une « pression maximale » ou encore, en faisant assassiner le Général Ghassem Soleimani en janvier 2019, l’ancien président républicain a considérablement fragilisé l’Iran au-delà des espérances de Riyad. Pour autant, sa stratégie de regime change aura eu ses limites, puisque la République islamique était toujours debout à son départ de la Maison-Blanche en janvier dernier.
Aujourd’hui, l’annonce d’une reprise de pourparlers entre Riyad et Téhéran n’est peut-être pas si surprenante, si l’on considère les difficultés auxquelles les deux pays sont actuellement confrontés.
Ouvertement mise en cause par l’administration Biden pour l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi et pour son engagement militaire désastreux au Yémen depuis 2015, l’Arabie Saoudite craint de perdre la protection de son allié américain. Il est donc urgent pour elle de solder définitivement la guerre contre les Houthis, ce qui passera nécessairement par des négociations avec l’Iran.
Quant à la République islamique, engagée dans les négociations sur le nucléaire iranien à Vienne, mais aussi frappée par de nouvelles attaques israéliennes sur ses sites stratégiques comme dernièrement celui de Natanz, elle aurait tout à gagner à se rapprocher de Riyad afin de réduire les tensions avec Israël. Pour Benjamin Netanyahu, rien ne serait plus fâcheux que de voir l’Iran « en paix » avec son principal allié arabe dans la région, même si celui-ci reste officieux. En effet, une telle avancée diplomatique entamerait la légitimité de son combat contre Téhéran et de sa rhétorique ultra-nationaliste et sécuritaire.
Qu’un processus de détente puisse enfin s’amorcer entre les deux pays est donc naturellement souhaitable, s’il permet de stabiliser un Moyen-Orient miné par les guerres qu’ils s’y livrent par procuration. Outre qu’elles auront contribué à instrumentaliser les lignes de fracture entre sunnites et chiites et à les accentuer, la dernière en date aura entraîné le Yémen dans une crise humanitaire sans précédent et causé la mort de plus de 100 000 civils.
La realpolitik et l’audace succéderont-elles donc à la posture idéologique ? Voilà qui représenterait une réelle avancée, rompant radicalement avec l’idée admise aussi bien par l’Arabie Saoudite que par l’Iran, que chacun a besoin de l’autre : de ce double inversé, cette némésis qui leur permet de justifier la radicalité de leurs décisions politiques sur le plan domestique, et leurs engagements à l’étranger. Oseront-ils rompre avec ce positionnement stratégique ? Seul, peut-être, un changement de personnel politique le permettra. Il est de notoriété publique que les leaders des deux pays, le Prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane et le Guide suprême Ali Khamenei, éviteront de se rencontrer, tant ils se méprisent. Mais « MBS » n’a que 36 ans, et promet d’occuper encore longtemps le paysage politique saoudien, tandis que la succession de l’Ayatollah, âgé de 82 ans, est déjà ouvertement discutée en Iran. A la question de savoir si sa disparition permettra une évolution politique de la République islamique, les réponses divergent encore.
Pour l’heure, preuve d’une certaine motivation, l’Arabie Saoudite a déjà modéré sa position dans le cadre des négociations en cours sur le nucléaire iranien, elle qui avait été, avec Israël, l’un des principaux détracteurs du JCPoA en 2015. Mais Téhéran comme Riyad savent que toute alliance passera par une résolution urgente du conflit yéménite, ce qui ne sera pas sans difficulté. Car pour l’Arabie Saoudite, la défaite des Houthis au Yémen reste nécessaire pour assurer sa sécurité intérieure, tandis qu’une victoire totale de de ces même Houthis offrirait à l’Iran une implantation durable au cœur de la péninsule arabique, ce que Riyad redoute plus que tout.
Pour que chacun abandonne sa position, le processus de négociation, s’il s’ouvre véritablement, ne pourra faire l’économie du temps, de la patience, et de concessions de part et d’autre. Si la rencontre de début avril a fait grand bruit, les deux pays n’en sont pourtant pas à leur premier coup d’essai. Et jusqu’à présent, la définition d’un accord s’est toujours soldée par un échec.
Rien ne dit qu’il en ira autrement cette fois-ci.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 25/04/2021.