Emaillée de tensions depuis les printemps arabes, la relation entre Washington et les Etats arabes du Golfe Persique s’est considérablement dégradée ces dernières années avec la guerre au Yémen, le dossier du nucléaire iranien et depuis, la guerre en Ukraine. Considérant que les Etats-Unis se désengageaient militairement de la région et, de surcroit, semblaient prêts à normaliser leurs relations avec l’Iran – tendance qui paraissait validée en 2015 avec la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien – les pétromonarchies ont favorisé ces dernières années leurs partenariats avec la Russie et la Chine, au point d’avoir récemment proposé à Pékin l’implantation d’une base militaire sur le territoire émirati et d’en avoir fait leur principale cliente en hydrocarbures.
Concrètement, les Emirats et l’Arabie Saoudite reprochent aux Etats-Unis leur ouverture envers tout ce qui à leurs yeux constituent une menace existentielle : envers l’essor de la démocratie dans le monde arabe au risque de favoriser l’islam politique, comme ce fut le cas avec l’élection de Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, en Egypte en 2013 ; envers l’Iran, la principale puissance régionale, dont l’influence et les proxies les visent parfois directement, comme les récentes frappes des Houthis en témoignent. Le « divorce » semblait consommé avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, animé d’un véritable courage politique et d’une volonté de prendre ses distances avec les pétromonarchies, et singulièrement l’Arabie Saoudite, en passe de devenir un « Etat voyou ».
Aujourd’hui pourtant, sans avoir l’espoir de retrouver le niveau de confiance et de soutien qui fondait sa relation avec les Etats du Golfe Persique, Washington cherche manifestement à obtenir un dégel intéressé. Sinon, comment expliquer ce projet de visite présidentielle en Arabie Saoudite, où Joe Biden acceptera de rencontrer Mohammed Ben Salmane, celui-là même qu’il considérait comme infréquentable et auquel il refusait obstinément de s’adresser ?
Dans un contexte mondial où l’impact économique et énergétique de la guerre russo-ukrainienne commence à peine à se faire sentir, l’évolution de ce positionnement s’explique par le soudain consentement de Riyad d’augmenter sa production d’hydrocarbures, et de répondre enfin à la demande américaine pour stabiliser le marché de l’énergie. L’augmentation ne serait pourtant pas significative : 648 000 barils quotidiens supplémentaires représentent en effet une goutte d’eau face à une consommation mondiale de 100 millions de barils par jour. Cette « aide » substantielle n’aura au demeurant aucun impact sur le prix de l’essence aux Etats-Unis, critère qui préoccupe particulièrement le président démocrate à l’approche des élections de mid-terms : face à l’instabilité géopolitique actuelle, où la croissance chinoise est au ralenti et la Russie écartée du marché des hydrocarbures, les prix du brut ne peuvent en effet qu’augmenter. Au final, les Etats-Unis risquent de ne pas obtenir tant d’avantages, tandis que l’Arabie Saoudite retrouvera la place d’interlocuteur privilégié à laquelle elle aspirait depuis l’arrivée au pouvoir du président démocrate.
Dans le fond, les Etats-Unis ont-ils raison de courtiser les Etats arabes du Golfe Persique ? Certes, Washington se doit de maintenir une présence notamment militaire dans la région pour la défense de ses propres intérêts stratégiques. Mais cette présence doit-elle être dépendre exclusivement d’une relation globalement insatisfaisante, comme la décennie écoulée l’a démontré, sans la remettre en cause ou poser des conditions ? Le scandale récent du soutien financier alloué par le Qatar à certains think tanks américains très orientés à droite de l’échiquier politique, tout comme le lobbying actif des Emirats en faveur des Républicains et d’un retour de Donald Trump, beaucoup plus favorable à leurs préoccupations sécuritaires et régionales notamment vis-à-vis de l’Iran, ne font que confirmer leur ambiguïté. Sur le plan énergétique, le peu d’empressement des pétromonarchies pour répondre aux exigences américaines était également significatif. Ainsi, il serait naïf de penser que les Emirats Arabes Unis ou l’Arabie Saoudite se montrent des alliés fidèles et surtout fiables, susceptibles de soutenir les intérêts américains. Car, comme pour tout Etat, seule compte la défense de leurs propres intérêts, même s’ils se heurtent occasionnellement à ceux des Américains.
Pour autant, Joe Biden a promis de réviser les conditions des relations entre les Etats-Unis et les pétromonarchies. Il aurait ainsi répondu aux préoccupations sécuritaires des Emirats en leur proposant une garantie similaire à celle qui les lie aux membres de l’OTAN, sans que les contours de ce nouveau « cadre stratégique » aient été précisés pour le moment : s’agira-t-il de garantir une riposte en cas d’attaque de la part de l’Iran ? De les soutenir dans leur guerre au Yémen, alors même que l’administration Biden a retiré les Houthis de la liste des organisations terroristes ? De leur assurer la protection nucléaire américaine ? Pour l’heure, ces questions qui n’ont rien d’anodin pour l’équilibre régional demeurent sans réponse.
Afin de réévaluer la relation qui les lie aux Etats du Golfe Persique, les Etats-Unis doivent peser leurs enjeux immédiats. Certes, l’urgence énergétique semble s’imposer, mais il n’est même pas certain que les Démocrates tirent un quelconque bénéfice d’une baisse du prix de l’essence, auquel cas tous ces efforts diplomatiques auront été vains et à sens unique. Le choc causé par l’annonce du voyage présidentiel à Riyad auprès de l’opinion publique américaine en dit long sur la stratégie la plus pertinente qui s’impose à Washington : conserver sa ligne initiale avec ces pays en maintenant certes de bonnes relations, mais aussi une forme de pression politique afin d’obtenir des ouvertures démocratiques de leur part. En dépit de ses progrès, la Chine demeure encore loin de remplacer les Etats-Unis pour assurer la sécurité du Golfe Persique. La permanence de leur rôle de « gendarme », dont les pétromonarchies sont pleinement conscientes, devrait donc contribuer à faire pencher de nouveau le rapport de force en leur faveur.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 19/06/2022.