Depuis le début de l’invasion russe, Ankara a réussi un tour de force diplomatique en conservant à la fois son soutien à Kiev et son alliance avec la Russie, sans compromettre ses intérêts. Si les drones turcs ont joué un rôle crucial dans le succès des troupes ukrainiennes face à l’armée russe, la Turquie a aussi ménagé sa relation complexe et essentielle avec Moscou sur le plan énergétique et économique. Mi-août, la visite d’Erdogan à Lviv pour rencontrer son homologue Zelensky et le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, qui a suivi sa rencontre avec Vladimir Poutine à Sotchi deux semaines plus tôt, illustrait parfaitement cet étonnant équilibre. Si certains analystes le jugent susceptible de fragiliser la relation entre la Turquie et ses alliés occidentaux, qui pourraient douter de sa crédibilité en tant que médiateur dans le conflit, d’autres estiment à l’inverse que cette position la rend particulièrement pertinente pour jouer les honnêtes courtiers.
Service de médiation entre l’Ukraine, la Russie et l’Otan
La stratégie turque n’est complexe qu’en apparence car elle répond à trois nécessités : éviter la défaite de l’Ukraine, éviter le conflit ouvert avec la Russie tout en se montrant solidaire des objectifs occidentaux, et augmenter le poids régional de la Turquie. Son rôle dans l’obtention de l’accord entre l’Ukraine et la Russie sur l’exportation de leurs céréales démontre que depuis le début du conflit, Ankara a plutôt bien répondu à ces exigences. Qu’Erdogan ait maintenu sa coopération avec Moscou sur les questions commerciales et le dossier syrien, tout en ayant fourni à Kiev une aide logistique conséquente, répond donc à une prudence politique élémentaire.
“La stratégie turque n’est complexe qu’en apparence car elle répond à trois nécessités : éviter la défaite de l’Ukraine, éviter le conflit ouvert avec la Russie tout en se montrant solidaire des objectifs occidentaux, et augmenter le poids régional de la Turquie”
En offrant ses services de médiation, la Turquie est parvenue à utiliser à son avantage les faiblesses inhérentes à sa position géographique et diplomatique entre les deux belligérants. Ce poids géopolitique lui a permis de faire pression sur l’Otan pour renégocier les embargos occidentaux sur les armes et sa coopération en matière de défense et de sécurité, mais aussi pour tirer profit du processus d’adhésion de la Finlande et de la Suède.
Sur le plan énergétique, la Turquie a aussi démontré son utilité pour les Européens en facilitant le transit gazier depuis l’Azerbaïdjan vers le continent, évitant ainsi des ruptures totales d’approvisionnement pour les pays entièrement dépendants du gaz russe, comme la Bulgarie. Disposant de toutes les infrastructures nécessaires, la Turquie entend bien pérenniser ce rôle de “hub” énergétique. Dans la perspective d’une élection présidentielle difficile en 2023, Erdogan use autant que possible du contexte pour se présenter en homme d’État efficace auprès de la population turque.
La solution au dilemme turc
La Turquie se trouve néanmoins dans une situation de dilemme où se jouent à la fois des considérations domestiques, la sécurité régionale et ses propres relations avec l’Occident. Son principal enjeu géopolitique reste la préservation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, qui la protège des ambitions russes en mer Noire. Dans le même temps, une Russie vaincue et instable menacerait ses objectifs dans le Caucase et surtout en Syrie, où Erdogan a besoin du feu vert de Poutine pour frapper les forces kurdes et réinstaller 4 millions de réfugiés syriens, qui pèsent sur le climat politique et social turc, au nord-est du pays. La stabilisation de l’économie et des marchés financiers constitue un second impératif pour le président turc. À court terme, la collaboration avec la Russie apparaît donc pertinente : grâce à la relation certes transactionnelle, mais efficace, entre Erdogan et Poutine, la Turquie accueille les entreprises et touristes russes frappés par les sanctions occidentales et peut poursuivre son agenda dans son étranger proche.
“Erdogan a besoin du feu vert de Poutine pour frapper les forces kurdes et réinstaller 4 millions de réfugiés syriens, qui pèsent sur le climat politique et social turc, au nord-est du pays”
N’ayant aucun intérêt à prendre clairement parti pour l’Ukraine ou la Russie, Ankara continuera donc vraisemblablement à éviter le problème du choix en poursuivant ses relations avec les deux belligérants, mais à des niveaux différents : en maintenant un soutien politique, diplomatique et militaire (même réduit) à l’Ukraine, et une coopération économique, énergétique et touristique avec la Russie, tout en conservant une ambiguïté stratégique avec l’Otan afin d’éviter son implication directe en mer Noire. Cette stratégie globale devrait lui permettre d’assurer à la fois sa sécurité domestique et ses intérêts économiques, d’autant qu’en dépit de leur humeur face à cette neutralité relative, ni l’Ukraine ni la Russie n’exercent la moindre pression sur Ankara pour l’inciter à faire évoluer sa position.
Stratégie perdante à long terme
À long terme néanmoins, cette stratégie peut ne pas être payante. En effet, la pression occidentale accrue sur la Russie menace par ricochets l’allié turc, qui s’expose à de possibles mesures de rétorsion à force de n’avoir pas voulu choisir clairement son camp. Dans le contexte turc actuel, des sanctions financières seraient une catastrophe économique pour la population turque, et électorale pour Erdogan. Le poids commercial du marché russe (35 milliards de dollars) ne saurait en effet rivaliser avec celui du marché européen, premier partenaire de la Turquie, qui représente près de 178 milliards de dollars et explique la nécessité de ménager les membres de l’Otan.
“Des sanctions financières seraient une catastrophe économique pour la population turque, et électorale pour Erdogan. Le poids commercial du marché russe (35 milliards de dollars) ne saurait en effet rivaliser avec celui du marché européen, premier partenaire de la Turquie, qui représente près de 178 milliards de dollars”
Des deux nations, la Turquie gagnerait donc davantage à favoriser l’Ukraine, avec laquelle elle pourrait renforcer ses liens économiques, diplomatiques et militaires. Leur position commune de pays périphériques et géographiquement exposés à l’agressivité russe rend ce partenariat d’autant plus essentiel. L’alliance avec la Russie risquerait a contrario d’aliéner définitivement la Turquie des Occidentaux et d’accroître sa dépendance auprès de Moscou. Erdogan a donc tout intérêt à maintenir la balance en place… tout en l’inclinant légèrement vers l’Occident.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 23/08/2022.