L’année 2024 a profondément bousculé les équilibres régionaux au Moyen-Orient. Au pouvoir depuis 2003, d’abord comme Premier ministre, puis en tant que président depuis 2014, Recep Tayyip Erdogan poursuit méthodiquement sa politique de puissance. Pensée pour restaurer une grandeur néo-ottomane, cette stratégie se déploie tous azimuts.
Le retour de la Turquie en Syrie
Tout d’abord, la Turquie entend s’imposer comme leader du monde musulman sunnite. À ce titre, Ankara profite largement du renversement du régime de Bachar al-Assad, allié stratégique de l’Iran.
Bien qu’Erdogan continue de nier toute implication dans l’offensive éclair de décembre dernier, sa proximité avec le président intérimaire Ahmed al-Charaa, ainsi qu’avec le groupe islamiste sunnite Hayat Tahrir al-Sham en raison de leur obédience commune à l’idéologie des Frères musulmans, lui permet de faire avancer son agenda et de renforcer sa présence dans une région jusque-là sous forte influence iranienne chiite.
Depuis la chute du régime baasiste, entre 30 000 et 80 000 réfugiés syriens, selon les estimations, ont déjà été rapatriés en Syrie depuis la Turquie. Enfin, Erdogan est parvenu à manœuvrer pour bloquer définitivement la création d’un État kurde à sa frontière sud par les forces kurdes turques du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et celles syriennes, qui composent majoritairement AANES (Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie), affaiblies par le renversement de leur allié alaouite.
Alors que depuis sa prison turque, Abdullah Öcalan, le leader du PKK, a appelé à la dissolution de son parti, le président par intérim syrien et Mazloum Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes, ont conclu le 10 mars dernier un accord historique prévoyant l’intégration des institutions civiles et militaires de l’AANES au sein de l’État syrien.
Ambitions énergétiques turco-azerbaïdjannaises
La Turquie mène aussi depuis des années une stratégie énergétique ambitieuse, notamment dans le Caucase. En 2006, le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE) a été mis en service et récemment, Ankara et Bakou ont convenu d’augmenter le volume des flux du TANAP (Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline) qui depuis sa création a acheminé 76,1 milliards de mètres cubes de gaz azerbaïdjanais vers l’Europe en passant par la Turquie.
Enfin, le 5 mars dernier, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont à nouveau renforcé leur partenariat énergétique en inaugurant un autre gazoduc Igdır-Nakhchivan, qui relie la Turquie à l’enclave azerbaïdjanaise de Nakhitchevan coincée entre l’Arménie, la Turquie et l’Iran.
Ces projets sont notamment encouragés par la Commission européenne qui, sans se soucier des droits humains et de la souveraineté de l’Arménie, y voit une opportunité de réduire sa dépendance au gaz russe en faisant de l’Azerbaïdjan, riche en gisements offshore, un fournisseur d’hydrocarbures privilégié. À ce titre, le 18 juillet 2022, Ursusla Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, et Ilham Aliyev, le président azerbaïdjanais, ont signé un mémorandum visant à doubler les importations de gaz azerbaïdjanais d’ici 2027.
Au-delà de cette ambition énergétique, la Turquie d’Erdogan entend renouer avec son passé altaïque et fédérer les populations turcophones du Caucase et d’Asie centrale.
L’Iran et le corridor stratégique de Zanguezour
L’Iran, significativement affaibli, peine à contenir cet expansionnisme turc. Téhéran a subi de lourdes pertes stratégiques, réduisant drastiquement son influence et son pouvoir de nuisance régionale, stratégie cardinale de sa dissuasion extérieure. La guerre à Gaza, l’offensive israélienne contre le Hezbollah et la chute du régime de Bachar al-Assad, son allié historique par lequel transitait son soutien militaire, ont considérablement entamé ses proxys.
L’Iran redoute le renforcement de la coopération énergétique entre Ankara et Bakou, craignant d’être marginalisé.
Récemment, les autorités turques et azerbaïdjanaises ont réaffirmé leur volonté de mettre en œuvre le corridor de Zanguezour. Ce corridor, hautement stratégique car il permettrait des débouchés sur l’Europe comme sur l’Asie, ambitionne de relier la ville de Kars en Turquie à Bakou sur les bords de la mer Caspienne en passant par l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan et en longeant les frontières iraniennes.
L’Iran refuse catégoriquement un tel projet qui encerclerait son territoire et compromettrait la souveraineté arménienne. Téhéran craint que ses flux d’approvisionnement et d’exportation ne deviennent tributaires du bon vouloir des autorités turques et azerbaïdjanaises, faisant peser des risques de blocage à l’image des fermetures sporadiques ces dernières années des postes-frontières de Poldacht et d’Astara, qu’a pourtant démenties Bakou.
Malgré une frontière commune et une population azérie chiite représentant environ 60 % de l’Azerbaïdjan, les relations irano-azerbaïdjanaises demeurent délicates. Téhéran a adopté une position ambiguë sur le conflit du Haut-Karabakh, reconnaissant la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur ce territoire tout en maintenant une proximité avec Erevan.
Par ailleurs, l’Iran redoute aussi le soutien de l’Azerbaïdjan à l’irrédentisme des Azéris d’Iran, qui représentent environ 16 % de la population et sont concentrés dans le nord-ouest du pays, près de la frontière.
En définitive, malgré ses faiblesses intérieures et profitant de l’affaiblissement de l’Iran, la Turquie d’Erdogan continue d’avancer ses pions au Moyen-Orient et dans le Caucase.
Ardavan Amir-Aslani et Sixtine Dupont dans Le nouvel Economiste le 20/03/2025
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