Un an après la reprise des négociations à Vienne, la normalisation tant attendue entre l’Iran et les États-Unis n’a toujours pas eu lieu. L’Iran a certes imprimé sa marque en voulant négocier à son rythme et à ses conditions, estimant primordial que les États-Unis, après tout responsables du casus belli depuis leur retrait unilatéral du Joint Comprehensive Plan of Action en mai 2018, fassent le premier pas en levant toutes leurs sanctions économiques. Ce retrait catastrophique, s’il a imposé une « pression maximale » à l’Iran, a néanmoins coûté aux États-Unis leur position de force dans le processus de négociations. Comment, en effet, exiger des concessions de l’adversaire lorsqu’on est responsable du contexte de crise ? Fermement attaché à sa position sur ce point, l’Iran a par ailleurs ajouté un moyen de pression, en augmentant depuis avril 2021 son enrichissement d’uranium de 20 à 60%, bien au-delà des quantités autorisées dans le cadre de l’accord de Vienne de 2015. Cette montée en puissance technologique a de fait considérablement réduit le temps de son breakout time, le nombre de mois nécessaires pour acquérir le matériel destiné à la fabrication d’une bombe atomique. D’un an au temps où le JCPoA était appliqué, l’estimation s’est réduite aujourd’hui à environ un mois. Face à un Iran plus que jamais proche de devenir un « État du seuil », les Occidentaux ont donc considéré que la signature d’un accord était une impérieuse nécessité, cette urgence favorisant naturellement les demandes de Téhéran.
Mais le temps est aussi devenu une arme à double tranchant : en s’allongeant à l’infini, le temps des négociations les a rendues d’autant plus soumises aux aléas géopolitiques et domestiques, et à l’établissement d’un rapport de force de plus en plus complexe entre les deux principaux concernés, Téhéran et Washington, alors que les Européens sont relégués au rang de figurants par leur propre manque d’initiative.
La guerre en Ukraine occulte le danger iranien
Après quelques semaines d’interruption, le dernier cycle de négociations à Vienne début février 2022 promettait pourtant de s’achever sur un document convenant enfin aux deux pays. Arrive la guerre en Ukraine, qui interrompt une fois de plus les discussions et change considérablement la donne. Le premier problème est alors venu de la Russie. L’Iran s’en est certes rapproché ces dernières années, tant dans les domaines énergétiques et militaires que diplomatiques, son statut de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU constituant un atout de poids pour l’appuyer dans les négociations sur le nucléaire. Dans la foulée de l’invasion russe en Ukraine, le gouvernement Raïssi a d’ailleurs manifesté son soutien à Moscou, souscrivant à l’idée qu’une expansion de l’OTAN aux portes de la Russie était « une menace pour la sécurité et la stabilité des nations indépendantes ». Le régime s’est néanmoins gardé de reconnaître les républiques de Donetsk et de Luhansk, en raison d’un lourd passif historique entre la Russie et la Perse fait de guerres et de pertes territoriales pour cette dernière. L’Iran depuis lors se méfie naturellement des ambitions du Kremlin dans son « étranger proche » et n’aime pas spécialement valider à l’étranger l’indépendantisme des peuples de crainte de nourrir l’irrédentisme de ses propres minorités, qu’elles soient kurdes, baloutches, et surtout azéries. Téhéran a tout de même voté contre la résolution onusienne devant suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme le 7 avril, dans une volonté manifeste de préserver une alliance qui lui est indispensable tant que durent les sanctions.
Mais bien qu’unis dans leur objectif commun d’affaiblir le modèle occidental et de participer à l’émergence d’un monde multipolaire, l’Iran et la Russie n’en connaissent pas moins une relation ambivalente. Parce qu’elle sait le poids qu’elle représente dans la réussite des négociations viennoises, la Russie n’a pas hésité à interférer dans le processus et à conditionner sa signature du nouveau traité à la préservation de ses liens économiques avec Téhéran, alors qu’elle s’est trouvée frappée par de nouvelles sanctions occidentales. Bien que sortant des limites de l’accord, cette exigence diplomatique a été agréée par les États-Unis, qui ont estimé qu’une résolution de la question nucléaire avec Téhéran valait bien, malgré le contexte, une concession à la Russie.
Malgré la résolution de ce court différend diplomatique, les négociations sont de nouveau entrées dans une phase de blocage. Alors que le contexte de la guerre en Ukraine pouvait significativement l’aider à normaliser les relations avec Téhéran et éviter, de ce fait, une crise nucléaire, Joe Biden a montré une frilosité qui détonne par rapport à ses promesses de campagne. Le président américain avait en effet promis de rétablir le JCPoA dont il a été l’artisan sous Barack Obama. Les deux pays ayant réussi à dépasser leurs divergences, l’accord, jugé vital pour contenir les progrès de l’Iran en matière nucléaire, semblait sur le point d’être conclu. Téhéran avait en effet, comme preuve de sa bonne volonté, accepté de baisser son seuil d’uranium enrichi à 3,67%, soit celui établi par l’accord de 2015, tandis qu’un compromis permettant d’éviter de détruire ses centrifugeuses (soit par le biais d’un démantèlement, ou par l’intervention d’un pays tiers pour recevoir ce matériel) avait été trouvé. Restait encore à inscrire véritablement dans le marbre la principale garantie réclamée par l’Iran, à savoir le maintien des États-Unis dans le nouvel accord en cas d’alternance politique à Washington. C’était sans compter avec l’inscription par Donald Trump des Gardiens de la Révolution sur la liste américaine des Foreign Terrorist Organizations, dont Téhéran réclame le retrait.
Le statut des Gardiens de la Révolution au cœur des négociations
Courtisé, au même titre que le Venezuela, dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine et de la hausse des prix de l’énergie, l’Iran s’estime en effet en position de force pour obtenir de nouvelles concessions des États-Unis. Après avoir systématiquement refusé que tout sujet hors nucléaire soit abordé lors des négociations, il a donc formulé cette demande très mal accueillie par les Occidentaux. Mais l’administration Raïssi ne pouvait pas se priver d’une telle occasion de se montrer plus exigeante que ses prédécesseurs réformateurs. Elle doit en effet consolider son pouvoir, et pour ce faire donner des gages à ce corps d’élite qui dépend directement du Guide suprême Ali Khamenei, et qui contrôlerait plus du tiers de l’économie iranienne, en particulier dans ses secteurs clés de l’énergie, du BTP et des télécommunications. Frappés par diverses sanctions depuis 2007, les Gardiens de la Révolution figurent de longue date soit, pour certains de leurs membres, sur la Specially Designated Nationals and Blocked Persons list américaine, soit sur la FTO en tant que groupe depuis 2019 seulement. Aucune de ces désignations n’ayant jamais réussi à tempérer leur influence, ni en Iran, ni au Moyen-Orient, celles-ci restent donc très symboliques, mais ce symbole entache le prestige d’une formation qui se présente, en Iran et dans tout le Moyen-Orient, comme le seul rempart contre Daech et le djihadisme sunnite dans la région.
Robert Malley, l’envoyé spécial de la Maison-Blanche pour l’Iran, et le Secrétaire d’État Antony Blinken, ont affirmé que même s’il n’était plus listé comme groupe terroriste, le corps militaire resterait soumis aux sanctions imposées depuis quinze ans. Pourquoi, dès lors, se passer d’une concession sans conséquence – du propre aveu de l’administration Biden – qui pourrait pourtant garantir la survie de l’accord sur le nucléaire iranien ?
D’abord pour une question de politique intérieure et de perspective électorale, intrinsèquement corrélées à la politique étrangère aux États-Unis. Les élections de mid-term en novembre prochain risquent en effet d’être perdues par le camp démocrate. L’administration Biden se sait donc en position de faiblesse en raison d’un bilan mitigé sur le plan domestique, et d’échecs cuisants en politique internationale – le retrait honteux des troupes américaines d’Afghanistan, certes décidé par son prédécesseur, pèse très lourd en défaveur de Joe Biden, puisque le Pentagone lui-même l’a qualifié « d’échec stratégique ». Il apparaît donc risqué d’accorder des concessions à l’Iran et de souffrir pour la peine d’un coût électoral conséquent. Les Républicains, fidèles à leur positionnement historique contre l’accord nucléaire depuis 2015, mettent tout en œuvre pour éviter une normalisation avec l’Iran, comme le prouve la motion déposée début mai par le sénateur de l’Oklahoma James Lankford, exigeant que tout accord nucléaire aborde la question de l’influence régionale de l’Iran et rende impossible la levée de l’anathème qui frappe les Gardiens de la Révolution. Votée par une large majorité sénatoriale, cette motion a également reçu le vote positif des seize sénateurs démocrates.
Ce vote, tout comme les hésitations de l’administration Biden, souligne au demeurant le fort clivage qui existe à la Maison-Blanche entre tenants d’une ligne de fermeté vis-à-vis de Téhéran, et ceux au contraire qui préfèrent donner sa chance à la voie diplomatique. Les premiers, représentés par l’équipe de négociateurs de Richard Nephew, envoyé spécial pour l’Iran, souhaitaient notamment imposer à Téhéran une date-butoir au-delà de laquelle il ne serait plus possible de négocier. Leur départ fin janvier 2022 a marqué la consolidation de la ligne des « modérés », incarnée par Robert Malley, conseiller de Joe Biden pour le Moyen-Orient et plus particulièrement en charge de la question nucléaire iranienne, et Antony Blinken, son Secrétaire d’État. Le camp démocrate n’en reste pas moins divisé sur la « question iranienne », notamment lorsque l’un de ses membres les plus influents, le président de la Commission des affaires étrangères du Sénat Robert Menendez, s’est dit fermement opposé à un accord nucléaire devant le Congrès, tout comme dix-huit de ses collègues démocrates qui ont exprimé leur désaccord par voie de presse début avril.
Inquiétudes et manœuvres israéliennes
Israël incarne l’autre source de pression pesant sur Joe Biden. Dès 2015, Benjamin Netanyahu s’était fait la voix inlassable de l’opposition de l’État hébreu à toute normalisation entre l’Iran et les Etats-Unis, qualifiant le JCPoA « d’erreur historique » devant le Congrès, l’ONU ou la presse américaine. Depuis deux ans, Israël a intensifié sa guerre de l’ombre avec Téhéran, que ce soit par voie aérienne, maritime ou numérique, sans compter les assassinats de personnalités iraniennes, les frappes contre les sites sensibles iraniens et les proxies de la République islamique en Syrie, opérations jamais officiellement revendiquées par l’État hébreu mais dont l’origine ne fait aucun doute ni pour les autorités iraniennes, ni pour Washington. La toute dernière opération de ce genre, l’assassinat du colonel Sayyad Khodayi, haut gradé de la force Al-Qods, a ainsi été publiquement dévoilée par les États-Unis à la fureur de Tel-Aviv, qui a décliné tout commentaire. En intervenant précisément dans un moment où les négociations sur le nucléaire se cristallisaient autour de la question du retrait éventuel des Gardiens de la liste des FTO, l’élimination du chef présumé de l’unité 840, réputée secrète au sein de la force Al-Qods, avait pourtant valeur de message auprès de Washington, afin de rappeler l’activisme terroriste des Pasdarans. De plus en plus inquiète face aux hésitations de la Maison-Blanche, l’armée israélienne intensifierait ses efforts militaires, comme l’atteste l’entraînement dit « Chariots de feu » effectué fin mai, qui simulait pour la première fois une frappe à grande échelle sur l’Iran.
Particularisme américain, ce lobbying diplomatique se double d’une intense campagne d’influence de la part des diverses organisations pro-israéliennes américaines, généralement de droite voire néo-conservatrices ou chrétiennes évangélistes, comme l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), l’American Jewish Committee ou encore Christians United for Israel. En 2015, ce sont près de 20 millions de dollars et 300 lobbyistes qui avaient été mobilisés pour faire barrage à la signature de l’accord de Vienne, en vain. Mais là encore, un puissant clivage divise la communauté juive américaine, puisque les groupes plus libéraux défendent la normalisation avec l’Iran et que d’après un sondage de J Street, le groupe le plus emblématique de cette tendance, deux tiers des Juifs américains souhaiteraient voir les États-Unis réintégrer l’accord sur le nucléaire iranien.
Il apparaît donc regrettable que les États-Unis ne parviennent pas à trancher le nœud gordien, alors qu’un accord renouvelé sur le nucléaire iranien reste plus pertinent que jamais. Le gain d’une normalisation des relations occidentales avec l’Iran serait pourtant significatif. Dans le contexte actuel de forte tension du marché énergétique, son retour sur la scène internationale permettrait de réguler le cours des hydrocarbures, puisqu’il possède près de 100 millions de barils de brut en réserve et, une fois débarrassé des sanctions économiques, une capacité de production supplémentaire de près de 500 000 barils par jour. Également dépositaire des deuxièmes réserves mondiales de gaz naturel, l’Iran pourrait constituer l’alternative la plus crédible pour les Européens et leur permettre de regagner leur indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Cette option devra néanmoins s’inscrire sur le long terme, les infrastructures permettant des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe de l’Est en particulier étant encore balbutiantes, tandis que l’Iran lui-même manque d’investissements dans ce secteur notamment à cause des sanctions qui le coupent de tous les circuits internationaux depuis plus de quarante ans.
L’économie iranienne résiliente
En Iran, le régime croit pourtant pouvoir se passer éventuellement d’un accord pour sortir l’économie de l’impasse où elle se trouve, une priorité annoncée par Ali Khamenei lui-même lors de ses vœux de Nouvel an iranien en mars. Échaudée par l’inconstance occidentale, la République islamique s’est en effet employée depuis 2018 à renforcer sa coopération bilatérale avec la Russie et surtout la Chine, sa principale cliente en hydrocarbures, qui prouve que les sanctions américaines peuvent être contournées. Au demeurant, fin 2021, la Banque centrale iranienne faisait état de prévisions plutôt optimistes et d’une résilience plus forte qu’attendue du secteur économique. Les exportations d’hydrocarbures pour 2020 auraient ainsi largement dépassé celles des deux années précédentes, tandis que les revenus pétroliers réalisés sur six mois en 2021 dépassaient déjà ceux réalisés sur la totalité de l’année 2020. La guerre en Ukraine et la forte hausse du cours du brut renflouent effectivement ses caisses, et entraînent de ce fait moins d’empressement de la part du régime pour conclure un accord avec les Américains.
Pour autant, à près de 45,2%, l’inflation reste à un niveau jamais atteint depuis vingt ans, et près de 33% des Iraniens vivraient sous le seuil de pauvreté. La décision du gouvernement de supprimer le taux de change de 42 000 rials pour un dollar a contribué à augmenter l’inflation et les prix des biens de première nécessité, une proposition incompréhensible compte tenu de ses ambitions pour améliorer le quotidien des Iraniens. De fait, le régime lui-même est divisé sur la conduite à tenir vis-à-vis de l’Occident et de l’accord nucléaire. Sans surprise, les conservateurs préféreraient s’en passer, quand les réformateurs estiment qu’il est nécessaire et que le soutien à la stratégie russe en Ukraine est contre-productif pour l’avenir de l’Iran.
Arrivé au pouvoir, Ebrahim Raïssi avait l’ambition de faire construire un million de nouveaux logements par an, de créer un million d’emplois, d’augmenter le salaire des enseignants et de maîtriser l’inflation comme les variations monétaires. Des promesses qui restent impossibles à tenir sous un régime de sanctions, ce que les conservateurs ne peuvent publiquement admettre, mais qui demeure pourtant une triste réalité. En aggravant la crise économique et environnementale – aucune priorité n’est accordée à la transition énergétique alors que l’Iran est l’un des principaux pays émetteurs de CO2 et connaît une insécurité hydrique extrêmement préoccupante – les sanctions créent tous les ingrédients d’une grave crise sociale : paupérisation et exil des Iraniens, notamment de ses intellectuels, et multiplication des mouvements de contestation. L’effondrement d’un immeuble à Abadan, dans la province du Khouzistan, a rappelé récemment le climat de tension extrême au sein de la population iranienne qui ronge la stabilité du régime. Certes, cela fait près de quarante ans que l’Occident parie sur un « regime change » émanant des Iraniens eux-mêmes, ce qu’une stratégie d’étranglement économique devait d’ailleurs accélérer. Certes, depuis quarante ans, la République islamique est toujours debout. Mais le phénomène d’accumulation menace de ne plus être tenable.
La survie à long terme de l’Iran tient, qu’on le veuille ou non, à la levée des sanctions, donc à l’obtention d’un accord renouvelé. Tester la patience occidentale risque en effet de refermer la fenêtre de négociation, sans laquelle l’Iran ne parviendra sans doute pas à faire front. Les Occidentaux multiplient les coups de pression à son encontre, comme l’illustre la résolution critique déposée auprès de l’AIEA par les États-Unis et les Européens afin d’appeler l’Iran à coopérer avec l’Agence atomique. L’accord, ont-ils prévenu, ne restera pas indéfiniment sur la table. Et si la fenêtre se referme, il n’est pas certain qu’il sera possible de la rouvrir.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Causeur le 13/06/2022.