Atlantico : Malgré toutes les provocations turques à leur encontre, les États-Unis continuent de faire preuve d’une forme de complaisance à l’égard d’Erdoğan. Ont-ils besoin de la Turquie pour contenir, entre autres, l’influence russe ?
Ardavan Amir-Aslani : Depuis ses débuts au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la relation entre les Etats-Unis et la Turquie est complexe et varie au gré des évolutions géopolitiques en Europe et en Asie, ainsi que des intérêts stratégiques respectifs. Du temps de la Guerre froide, les Américains considéraient les Turcs comme un rempart utile contre le communisme au Moyen-Orient, et la Turquie a d’ailleurs beaucoup profité du Plan Marshall après 1945. Cela ne l’a pas empêchée d’accuser très régulièrement Washington d’ingérence dans ses affaires intérieures, et même de pointer l’intervention de la CIA dans les coups d’Etat qui ont rythmé la vie politique turque durant la seconde moitié du XXème siècle.
Depuis vingt ans, cette relation connaît des hauts et des bas, en grande partie à cause du président Erdogan qui n’a effectivement pas facilité les choses. Les Turcs ont leur propre agenda stratégique au Moyen-Orient, qui peut contrevenir à celui des Américains et de l’OTAN. Ankara est notoirement ambigüe sur les dossiers syriens et irakiens, honnit les combattants kurdes, qui sont des alliés essentiels des Etats-Unis dans la région depuis l’émergence de Daech. Ses rapprochements avec Moscou posent également problème à Washington, et d’ailleurs, en février dernier, la Turquie envisageait de ne pas utiliser le système de missiles russes S-400, dont l’achat avait tant irrité les Américains, afin d’apaiser les tensions. Les multiples provocations d’Erdogan contre la Grèce et les Européens en Méditerranée, son « néo-ottomanisme » et la dérive autoritaire de sa présidence inquiètent à juste titre les Etats-Unis.
Pour autant, il est impensable aux yeux des Américains de se passer de l’alliance turque, car elle leur offre en premier lieu un indispensable point d’ancrage au Moyen-Orient. Celui-ci se cristallise autour de la base aérienne d’Incirlik, construite en 1951 par les Américains à une centaine de kilomètres au nord-ouest de la frontière syrienne. Elle est située au cœur d’un carrefour entre la Russie, le Moyen-Orient et le Caucase, et constitue l’un des principaux points de déploiement des armées de l’OTAN dans la région. Ankara en est bien consciente et a souvent par le passé exercé une certaine pression autour de l’utilisation de cette base, par exemple en 2003, lorsqu’elle a interdit son usage aux Américains pour leur déploiement en Irak. Aujourd’hui, Washington va en avoir singulièrement besoin à la faveur du retrait des troupes d’Afghanistan. Le Pakistan ayant opposé une fin de non-recevoir pour servir de base arrière, il ne resterait plus aux Américains, pour intervenir dans la région, que d’utiliser les bases des pétromonarchies arabes du Golfe Persique, ou d’effectuer leurs manœuvres depuis leurs porte-avions basés en mer. La Turquie offre un support plus pratique sur l’échiquier afghan – c’est déjà son armée qui sécurise actuellement l’aéroport de Kaboul.
Les Etats-Unis ménagent ensuite la Turquie pour avoir un contrepoids face aux Saoudiens. On le sait, historiquement les relations entre la Turquie et les Etats de la péninsule arabique, sur lesquels elle exerçait sa domination lorsqu’elle s’appelait encore l’Empire ottoman – et tout particulièrement sur les Lieux saints de l’islam – sont globalement houleuses. Le fantasme d’un califat ottoman ressuscité inquiète à juste titre les Saoud. Fidèles à leur habitude, les Américains exploitent donc habilement les tensions qui existent entre les deux principaux compétiteurs pour le leadership du monde musulman sunnite, ce qui implique de ménager la Turquie.
Alain Rodier : Pour mener à bien leur politique étrangère, les États-Unis ont un besoin vital de la Turquie. C’est particulièrement vrai pour contenir l’influence russe et, dans ce domaine, c’est loin d’être un fait nouveau. Les relations privilégiées entre les deux pays datent de 1947 quand la Turquie a été la bénéficiaire d’une assistance économique et militaire massive destinée afin d’être à même de résister aux menaces de l’Union soviétique. À partir de 1952, date de son adhésion à l’OTAN créé trois ans plus tôt, la Turquie s’est vu attribuer le rôle de défendre le flanc Sud de l’Alliance. On remarquera d’ailleurs que Washington s’est peu soucié, en dehors de « déclarations ‘énergiques’» des coups d’États à répétition (1960, 1971, 1980, 1997, 2016) et même de l’invasion de Chypre par l’armée turque en 1974.
La Turquie, de par sa position géographique privilégiée, est devenue une base avancée de l’OTAN en général mais surtout des États-Unis en particulier. Les bases aériennes d’Inçirlik (placée sous commandement turc mais la présence des aéronefs américains y est massive ainsi que 50 armes nucléaires) et d’Izmir sont les plus importantes mais de nombreuses autres installations sont également vitales pour les États-Unis : Ankara, Kirsehir, Kutecik, Malatya, Diyarbakir, Batman, Pinrinchlik, etc. . Elles ont permis de surveiller l’URSS puis maintenant la Russie avec des centres d’interceptions radio-électriques et de puissants radars. En outre, la Turquie a constitué une base opérationnelle puis de transit pour de nombreuses opérations menées par les Américains contre l’Irak de Saddam Hussein (Ankara a refusé de s’engager dans la deuxième guerre du Golfe en 2003 mais a laissé passer la logistique et les militaires américains même s’ils n’ont pu ouvrir un deuxième front depuis la Turquie) puis contre Daech en Syrie et en Irak à partir de 2014. La Turquie a servi d’« étape » et de base arrière lors de l’opération Operation Enduring Freedom menée en Afghanistan à partir de la fin 2001.
Ce dispositif a été diminué à la fin de la Guerre froide pour plusieurs raisons. D’abord la menace directe que faisait peser l’URSS sur l’Europe s’est éteinte avec la disparition du Pacte de Varsovie. Les moyens de détection et d’écoutes ont progressivement été remplacés ? du moins en partie, par l’arrivée des satellites militaires. Mais la plateforme logistique que constitue la Turquie est restée indispensable pour permettre aux Américains de rayonner au Proche-Orient, en Méditerranée orientale et en Mer Noire (là directement contre les Russes qui ont annexé la Crimée).
Les brouilles sont donc passagères même si, en 2019, Washington a arrêté sa coopération pour la fourniture d’avions multirôles F-35 car Ankara a confirmé son acquisition du système de défense anti-aérien russe S-400.
L’administration de Joe Biden qui tente de faire bonne figure auprès de son électorat a inscrit le 30 juin 2021 la Turquie sur la liste des pays qui ne luttent pas assez contre l’emploi d’enfants soldats. Elle y figure avec l’Afghanistan, le Myanmar, la République démocratique du Congo, l’Iran, l’Iraq, la Libye, le Mali, le Nigeria, le Pakistan, la Somalie, le Sud Soudan, la Syrie, le Venezuela et le Yémen. Il est facile à Ankara de répondre que les États-Unis soutiennent des « terroristes » kurdes du Parti de l’union démocratique syrien (PYD) qui emploient également des enfants soldats. À noter que plusieurs régimes inscrits sur cette liste sont aussi soutenus par Washington : l’Irak, l’Afghanistan (jusqu’en septembre), le Mali. Les Américains pratiquent le politique du « en même temps » depuis fort longtemps et semblent avoir une vision décalée de ce qu’est la « morale » qu’ils prêchent en permanence.
Les États-Unis tirent-ils profit de l’islamisation de la Turquie pour éloigner les Chinois du commerce avec l’Europe ?
Ardavan Amir-Aslani : C’est une question plus complexe que cela, en raison des relations multi-dimensionnelles qu’entretiennent la Chine et la Turquie. Elles touchent certes à la sphère économique, mais aussi à la diplomatie. En dix ans, la Chine est devenue la troisième principale partenaire commerciale de la Turquie, avec la Russie et l’Allemagne. En outre, la position de carrefour géographique de la Turquie ne peut être négligée dans une perspective de développement économique pour Pékin. Ce marché de 83 millions d’habitants dispose d’un grand potentiel pour les Chinois, qui y voient aussi une porte d’entrée « naturelle » vers le marché européen, le Moyen-Orient et le Caucase.
Je ne suis pas convaincu en revanche que la religion entre en ligne de compte dans les calculs de Pékin. Les relations entre la Chine et la Turquie sont plus subtiles et anciennes. Mais il n’en reste pas moins que la question ouïghoure crée naturellement des tensions, puisque les Ouïghours, qui peuplent le Turkestan chinois et sont un peuple turcophone et musulman sunnite, devraient être naturellement protégés par la Turquie, qui accueille d’ailleurs une forte communauté d’exilés. La répression du régime chinois à leur égard a pu engendrer des prises de position très vindicatives il y a une dizaine d’années de la part d’Erdogan, qui n’hésitait pas alors à parler de « génocide ». Les nationalistes turcs, notamment les panturquistes – qui rêvent d’une grande nation unissant tous les peuples turcophones d’Asie sous la bannière de la Turquie – sont particulièrement critiques envers la Chine et réclament d’ailleurs un engagement plus sérieux d’Ankara sur la question ouïghoure. Mais depuis deux ans, le ton d’Erdogan s’est singulièrement apaisé. La situation économique de la Turquie est très préoccupante, elle a donc besoin de ses partenariats économiques avec la Chine, notamment dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie. La Turquie d’Erdogan se méfie des Etats-Unis et multiplie les crises avec les alliés occidentaux, elle cherche donc à diversifier ses partenariats et à se tourner vers l’Asie pour des raisons à la fois culturelles et géographiques, et fusse-ce au détriment d’une solidarité ethnique et religieuse avec les Ouïghours. Mais ce faisant, elle risque de tenir à terme un équilibre très précaire entre les deux principales puissances mondiales, qui se trouvent être ses principaux bailleurs de fonds.
Alain Rodier : C’est là ou le bas blesse. Les Turcs, quelque soit le régime aux commandes (politico-religieux, laïque, militaire) restent avant tout des commerçants réalistes. C’est historique et cela tient aussi à la position du pays qui est, selon l’expression consacrée un « pont entre l’Orient et l’Occident ». Tout projet économique qui prévoit d’investir en Turquie et de rapporter gros au pays sera accueilli favorablement par Ankara qui sait mettre ses convictions entre parenthèses quand c’est nécessaire.
Ce qui est particulièrement frappant, c’est la relative mollesse avec laquelle le gouvernement actuel, pourtant très islamisé, défend la cause de ses lointains cousins turcophones ouïghours. En comparaison, il est beaucoup plus intransigeant avec la cause palestinienne qui, pourtant, est avant tout « nationaliste » et peu politico-religieuse. L’explication est simple : il y a des profits à faire avec les Chinois, aucun avec les Israéliens ce qui n’était pas le cas jusqu’au début des années 2000.
Que les Américains le veulent ou non, le projet des nouvelles routes de la soie devrait faire un tabac en Turquie. Selon une vieille tradition d’influence néo-ottomane, la cause ouïghour peut servir à Ankara de moyen de pression sur Pékin si le besoin s’en fait sentir lors de tractations économiques. Les Turcs sont très durs en affaires et ne reculent devant rien pour les faire aboutir dans un sens qui leur est favorable.
La Turquie peut-elle être un atout indirect des États-Unis dans le conflit avec l’Iran ?
Ardavan Amir-Aslani : Il y a indéniablement un intérêt à ménager les Turcs pour les Américains dans l’équation iranienne. Qu’ils entrent en conflit avec Téhéran ou qu’ils parviennent à un Joint Comprehensive Plan of Action renouvelé à Vienne, il restera toujours utile pour eux d’avoir un pied sur la frontière iranienne via la Turquie. Et se montrer l’allié d’Ankara peut constituer un argument de poids face à l’Iran. 15% de la population iranienne est azérie, donc proche de l’Azerbaïdjan et d’une identité turque et a d’ailleurs applaudi le soutien turc à l’Azerbaïdjan face à l’Arménie au Haut-Karabakh. Toujours dans l’idée d’exploiter les failles de leurs adversaires, les Américains, s’ils sont subtils, peuvent jouer sur ces fragilités pour négocier avec Téhéran, car nul a intérêt, en Iran, de se mettre la Turquie à dos.
Cette présence américaine peut aussi contrevenir aux intérêts russes. Alliées militaires, la Turquie et la Russie n’en sont pas moins rivales sur le plan énergétique avec le projet Nord Stream, puisqu’elles se disputent le monopole de la livraison de gaz en Europe. Si la situation avec l’Iran s’améliore, la Turquie sera naturellement prédisposée à acheminer le gaz iranien vers le marché européen, créant de ce fait une importante concurrence pour les Russes et générant surtout d’importants revenus pour l’Etat turc qui en a plus que besoin. Leur rivalité se manifeste également dans le Caucase, dans le conflit autour du Haut-Karabakh, et cette dispersion des forces russes intéresse naturellement les Etats-Unis, puisqu’elle détourne Moscou de sa stratégie européenne et notamment ukrainienne.
Alain Rodier : Là aussi l’Histoire a montré que l’Empire Ottoman avait comme principal adversaire son voisin perse. Cette opposition reste une réalité aujourd’hui. Mais les Turcs ont toujours été pragmatiques : « quand on ne peut pas faire la guerre à un ennemi (car il est trop puissant), alors on négocie » (dixit un général de blindés turc il y a bien longtemps). S’il est hors de question de s’étriper dans une grande guerre classique, Ankara et Téhéran se jouent des vacheries en coulisses – mais sans jamais en venir à un incident regrettable qui pourrait dégénérer -.
Un exemple, les Azéris ont été soutenus lors de la dernière guerre de 2020 pour conquérir le Haut-Karabakh par la Turquie (et Israël), l’Arménie par l’Iran (qui sait aussi faire preuve de pragmatisme car les mollahs ne souhaitent pas un Azerbaïdjan trop prospère qui attirerait les Azéris iraniens vers ce nouvel « El Dorado » riche en gaz). Pour mémoire, les Russes ont été dans le deux camps puis en interposition.
La question kurde unit et oppose les deux pays. Par exemple, en Irak du Nord, Ankara soutient le Parti démocratique du Kurdistan (PDK du clan Barzani) et l’Iran l’Union patriotique du Kurdistan (UPK du clan Talabani), tous deux unis dans un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Mais la Turquie et l’Iran combattent le PKK (séparatistes kurdes turcs) et le PJAK (séparatistes kurdes iraniens). Ces deux mouvements ont une partie de leur état-major installée depuis des années sur les flancs du mont Qandil en Irak du Nord ce qui vaut à cette région d’être parfois la cible de l’aviation turque et de l’artillerie iranienne…
Surtout, il est très improbable qu’Ankara laisse son territoire servir de base de départ aux Américains pour une attaque contre l’Iran. Une exception : si l’Iran frappe le territoire turc, par exemple la base d’Inçirlik.
Quelles conséquences a cette position étatsunienne sur les rapports de la Turquie avec l’Union européenne ?
Ardavan Amir-Aslani : Elle peut poser problème. Européens et Américains sont alliés de la Turquie au sein de l’OTAN. Pourtant, lorsque la Turquie contrevient au droit maritime en Méditerranée, menace les frontières grecques et fait du chantage aux Européens sur la question des réfugiés, l’Union européenne ne parvient pas à coordonner d’action sévère à son égard, encore moins un régime de sanctions. Et les Etats-Unis se gardent bien de réagir et de soutenir leurs alliés européens. Face à la Turquie, ils mènent leur propre stratégie, servent leurs propres intérêts notamment militaires, et les Européens n’entrent pas en ligne de compte.
Ménager la Turquie leur est indispensable pour éviter que le régime, déjà erratique, ne se lance dans un aventurisme militaire au Moyen-Orient qui serait catastrophique. Washington évite donc d’envenimer tous les sujets qui fâchent. Le contentieux qui les occupe avec Ankara autour de la demande d’extradition de Fethullah Gülen, ancien partenaire politique d’Erdogan exilé aux Etats-Unis depuis près de vingt-cinq ans, leur pose d’ailleurs un véritable souci. En dépit des demandes répétées d’Erdogan, qui voit en Gülen l’artisan du coup d’Etat raté de juillet 2016, Washington s’est toujours refusé à lui ôter son statut de réfugié politique, ce qui irrite la Turquie. Elle reste un immense marché de bientôt 100 millions d’habitants, influent sur le plan religieux, cependant très fragile et dépendant des investissements étrangers, notamment américains. L’intérêt économique et militaire commande donc d’éviter de s’en faire un ennemi supplémentaire dans le monde musulman.
Alain Rodier : Comme partout ailleurs, l’Europe n’a pas de politique étrangère très cohérente et reste à la traîne de Washington. Soit dit en passant, Washington est favorable à l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne. Mais Ankara semble aujourd’hui moins désireux d’y entrer et se tourne naturellement vers l’Asie centrale, la Russie, la Chine et l’Afrique. Au Proche-Orient, elle présente la caractéristique d’être liée aux Frères musulmans ce qui, en dehors du Qatar, n’est pas vraiment un atout.
Le premier souci actuel de l’UE est qu’Ankara garde ses quatre millions de réfugiés (syriens, afghans, etc.) sur son sol d’où les discussions tendues qui ont lieu actuellement pour prolonger l’accord du 18 mars 2016.
Enfin, il y le problème des zones économiques exclusives avec le contentieux existant avec l’Europe (surtout la Grèce), Chypre et l’Égypte. Les Turcs veulent revenir sur les tracés hérités de leur défaite lors de la Première Guerre mondiale qui leur sont très défavorables face à leur vieil ennemi grec. Il ne pourrait avoir de solutions qu’à la suite de tractations internationales qui pourraient aboutir à un accord acceptable par toutes les parties. Or, à l’heure actuelle, aucune discussion n’est même envisagée. Il est vraisemblables que des incidents navals voire aériens vont se multiplier dans l’avenir jusqu’à ce qu’une crise éclate obligeant à la tenue de négociations. Sur le fond, aucun dirigeant politique n’est assez fou pour s’engager dans une guerre dont les conséquences seraient désastreuses pour tous.
Paru dans l’Atlantico du 05/07/2021.