En dépit de l’opposition de l’administration Biden, la présidente de la Chambre des Représentants Nancy Pelosi s’est rendue à Taïwan mercredi 3 août, une première pour un dignitaire américain depuis 1997. On peut certes saluer cette preuve de l’indépendance du pouvoir législatif envers l’exécutif américain. Il n’en demeure pas moins que cette visite estivale pourrait avoir des conséquences géopolitiques, et la froideur avec laquelle le troisième personnage de l’Etat américain a été reçu ensuite à Séoul et Tokyo, le démontre.
La visite de Nancy Pelosi à Taïwan marque en effet une rupture dans la traditionnelle ambiguïté des Etats-Unis sur le statut de l’île. Il existe en effet un conflit de légitimité entre Taipei et Pékin depuis 1949 et la fuite de Tchang Kaï-Shek face aux communistes de Mao Zedong. Depuis lors, si les deux entités s’accordent bien sur le principe d’une seule Chine, chacune revendique la pleine souveraineté sur la totalité du territoire chinois. Cette fragmentation imposée à Pékin, qui contrevient à des siècles d’extension et surtout de préservation territoriale, est une épine dans le pied de la Chine que Xi Jinping s’est juré de lui retirer avant 2049, le fameux centenaire de la République populaire. Quitte, pour ce faire, à aller jusqu’à l’annexion de Taïwan et de risquer une confrontation militaire avec les Etats-Unis. Démocratie de 23 millions d’habitants, Taïwan ne peut déclarer son indépendance politique sous peine d’entrer immédiatement en conflit avec Pékin. La pérennité de sa souveraineté lui vient en grande partie de la garantie d’un soutien militaire américain en cas d’invasion.
Jusqu’à aujourd’hui, le positionnement américain vis-à-vis de Taïwan s’est fondé sur la « politique d’une seule Chine », définie par Henry Kissinger lors du rapprochement sino-américain dans les années 1970. En pur adepte de la real politik, l’ancien conseiller de Richard Nixon estimait pertinent pour Washington de reconnaître la souveraineté d’une seule et unique Chine dont la capitale est Pékin, tout en maintenant des liens officieux avec Taïwan. A l’aune de ce principe, les Etats-Unis ne soutiennent officiellement ni l’indépendance de l’île, ni son annexion par Pékin. Cette « ambiguïté stratégique » a permis, avec succès, de contraindre toutes les parties à la retenue : dans la crainte d’une invasion chinoise, Taipei n’a jamais proclamé son indépendance. Dans la crainte d’une riposte militaire américaine, Pékin n’a jamais envahi Taïwan. Pourtant, et c’est là que résidait toute l’ambiguïté, le Pentagone n’a jamais été parfaitement clair sur une éventuelle défense militaire de l’île en cas d’attaque.
La visite de Nancy Pelosi équivaut, aux yeux de la Chine mais aussi des alliés asiatiques des Américains, à franchir ce Rubicon et à sortir de cette ambiguïté stratégique au risque d’ouvrir une crise diplomatique et militaire. Outre qu’elle n’a pas levé la plupart des contraintes douanières héritées de l’ère Trump, l’administration Biden a plusieurs fois rappelé ses intentions de défendre militairement Taïwan en cas d’invasion chinoise (estimée, selon l’armée américaine, pour 2027). Le Congrès cherche par ailleurs à faire évoluer le statut de Taïwan, de manière à le désigner officiellement comme un allié officiel des Etats-Unis en dehors de l’OTAN. De fait, les Etats-Unis n’ont plus à craindre de décisions hasardeuses de la part de l’île, mais doivent maintenir une stratégie de dissuasion à l’adresse de Pékin. Ces positionnements sont perçus comme tels par la Chine, qui y voit la confirmation de la stratégie d’endiguement de sa montée en puissance, devenue le principal objectif géopolitique des Américains depuis les années 1990.
Depuis mercredi, la pertinence de cette nouvelle « clarté stratégique » est abondamment questionnée. Certes, il paraît louable de soutenir une Chine démocratique face à un régime qui figure parmi les plus dictatoriaux au monde. Mais les analystes rappellent à raison que dans le cas de l’Ukraine, les Etats-Unis ne se sont pas engagés directement sur le terrain, tout en promettant de garantir la souveraineté du pays. C’est l’OTAN qui, en l’espèce, a servi de proxy dans le conflit. Mais en Asie de l’Est, le soutien de la Corée du Sud et du Japon est loin d’être garanti, tant ces deux alliés locaux de Washington demeurent soucieux de ne pas engager d’hostilités avec leur voisin chinois, et se trouvent dès lors très embarrassés par la visite de Nancy Pelosi à Taïwan. Dans la zone Indo-Pacifique, les Etats-Unis accusent par ailleurs beaucoup de retard en termes d’alliances et de relais d’influence par rapport à la Chine, en dépit de la formation de l’AUKUS.
Certains se plaisent à fonder la compétition entre les Etats-Unis et la Chine sur une rivalité de systèmes : un système international ouvert et libre, contre un système autoritaire où un seul Etat peut imposer ses vues au reste du monde. Si le diable se niche dans les détails, on ne peut cependant s’empêcher de penser que les deux puissances souhaitent finalement la même chose : l’hégémonie sur l’ensemble d’une scène politique mondiale régie selon leurs principes. Pour autant, ce duel qui structure désormais les relations internationales entretient également un risque pour les Etats-Unis, le fameux « piège de Thucydide ». Concept polémologique défini par l’expert américain Graham T. Allison, il désigne une situation où une puissance dominante entre en conflit avec une puissance émergente afin de détruire toute rivalité potentielle. Il fait référence à la guerre du Péloponnèse initiée, à tort ou à raison, par la crainte des Lacédémoniens d’être supplantés par les Athéniens. Cette peur les entraîna dans un conflit qu’ils finirent par perdre. Si la référence est ancienne, Graham Allison, en partenariat avec l’université d’Harvard, n’en a pas moins recensé seize cas plus ou moins récents dans l’Histoire mondiale… et douze d’entre eux ont effectivement débouché sur une guerre.
La nouvelle clarté stratégique des Etats-Unis a déjà provoqué une riposte puisque la visite de Nancy Pelosi a déclenché trois jours d’exercices militaires et de tirs chinois en direction de Taïwan. Le moment était sans doute bien mal choisi pour fournir à Xi Jinping, en difficulté sur la scène domestique, un excellent prétexte pour fédérer face à une remise en question de la souveraineté de la Chine. Le vrai risque pour les Etats-Unis est de voir le piège de Thucydide se refermer non pas à cause d’un bellicisme exacerbé, mais en raison de pareilles maladresses.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 07/08/2022.