Depuis l’invasion russe en Ukraine, les Européens se trouvent face à un dilemme cornélien : établir un blocus total sur tous les secteurs de l’économie russe, y compris les hydrocarbures, quitte à subir un choc énergétique ; ou bien réduire les sanctions au minimum afin de préserver leurs propres économies, et poursuivre les importations de gaz et de pétrole russes… dont la rente finance la guerre de Vladimir Poutine.
Certes, les Vingt-Sept se sont accordés sur un paquet de mesures de représailles à l’égard de la Russie, dont la plus forte, la suspension de l’autorisation du gazoduc Nord Stream 2, qui aurait permis à la Russie de doubler ses échanges avec l’Allemagne, a naturellement suscité l’ire de Moscou. Mais celles-ci sont restées mesurées, et ont soigneusement évité de frapper le secteur énergétique. Comment pourrait-il en être autrement, alors qu’en 2021, plus de la moitié du gaz et 27% du pétrole européens étaient importés de Russie (46,8%), les pays d’Europe de l’Est et centrale en dépendant parfois à plus de 75% ? Oui, le choix est cornélien, mais le principe de réalité s’est malheureusement rappelé aux Occidentaux, entre la crainte d’une escalade militaire sans précédent face à la détermination du président russe d’annexer, littéralement, l’Ukraine et de la ramener dans la sphère d’influence russe, mais aussi la crainte d’un impact invivable de la guerre sur les économies européennes.
Vladimir Poutine sait que les Occidentaux ont besoin de son pays, use et abuse de cette dépendance énergétique pour poursuivre ses propres ambitions géostratégiques sans être inquiété. A la faveur de l’invasion du 24 février, les prix du gaz avaient d’ores et déjà augmenté de 40%, tandis que pour la première fois depuis 2014, ceux du pétrole dépassaient 100 dollars le baril. Le tout dans un contexte où la demande mondiale d’énergie est forte – les prévisions de l’Agence internationale de l’Energie envisagent un besoin record de 100,6 millions de barils de brut par jour en 2022 – alors que les stocks sont au plus bas, un héritage du ralentissement des économies durant la pandémie de Covid-19.
En plus de la guerre sur le terrain ukrainien, le risque d’une guerre économique entretenue par la Russie est donc une possibilité qui fait trembler les Occidentaux et limite fortement leur marge de manœuvre. De marchandise, le gaz russe pourrait devenir une arme si d’aventure le Kremlin décidait, en réponse aux sanctions occidentales, de réduire fortement ses exportations. Cette possibilité a déjà fait flamber les prix du gaz, qui atteignaient mercredi 200 dollars la tonne. Néanmoins, la dépendance énergétique des Européens reste inégale selon les pays – ainsi la France, compte tenu de la nucléarisation de son mix énergétique, dépend peu de la Russie pour son gaz qu’elle importe principalement de Norvège. Par ailleurs, la Russie a besoin de la rente issue des ventes de ses hydrocarbures – 7,5 milliards de dollars par mois – ne serait-ce que pour financer une guerre ou une occupation qui peut s’avérer longue, pénible, et à l’issue incertaine. Si elle reste possible, la rétention de ses ressources énergétiques ne sera peut-être pas la solution privilégiée par Moscou.
Pour les Occidentaux, et notamment pour les Etats-Unis désormais engagés sur le front européen en plus du front asiatique qui va les opposer durablement à la Chine, il n’en reste pas moins nécessaire de s’affranchir d’une telle dépendance et de retrouver une véritable liberté d’action grâce à des ressources énergétiques alternatives. Car l’onde de choc de la guerre en Ukraine n’épargne personne : les Etats-Unis, en proie au plus haut niveau d’inflation en quarante ans, subissent comme leurs alliés européens la hausse des prix du pétrole qui pourraient dépasser les 150 dollars le baril.
Mais les alternatives à disposition sont peu nombreuses. L’émir du Qatar, dont le pays est le deuxième producteur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), a certes été reçu à Washington dès la fin du mois de janvier, mais les capacités qataries sont déjà au maximum et la production pré-vendue au marché asiatique, notamment au Japon. Les producteurs américains de gaz de schiste, qui ne pourraient fournir actuellement que deux ou trois super-tankers, sont tout aussi limités et ne sauraient donc répondre aux besoins des Européens, notamment en Europe de l’Est, où les possibilités d’acheminement de GNL sont réduites.
Dans ce contexte, le seul pays capable de répondre à ces besoins colossaux est un pays exclu du circuit international depuis plus de 40 ans, et sous sanctions économiques américaines depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire en mai 2018.
L’Iran représente en effet la principale réserve gazière prouvée au monde et ce devant même la Russie et la troisième réserve mondiale de pétrole alors même que les activités de recherche et d’explorations ont cessés depuis la révolution islamique de 1979.Avant 2018, sa production de pétrole s’élevait à 3,8 millions de barils par jour, un niveau aujourd’hui stabilisé à 2,4 millions après une chute à 1,9 millions dans la foulée de la mise en place des sanctions. Outre un niveau de production capable d’augmenter de 500 000 barils par jour en un mois seulement, l’Iran disposerait en mer d’importantes réserves de brut – près de 85 millions de barils selon les estimations – qui peuvent être mobilisées et exportées en très peu de temps… par exemple vers l’Europe ou les Etats-Unis. En outre, il partage avec le Qatar le gigantesque champ gazier Pars Sud, et pourrait utiliser ses bonnes relations avec Doha pour irriguer un marché mondial en forte pénurie, sous réserve toutefois de pouvoir investir dans des infrastructures énergétiques gazières qui lui manquent.
L’Iran peut donc redonner une certaine indépendance énergétique aux Occidentaux… à condition d’obtenir une levée rapide des sanctions américaines. A cet égard, un nouvel accord sur le nucléaire iranien, urgent pour toutes les parties, est sur le point d’être conclu. Les négociations sur l’accord de Vienne, qui auraient dû s’achever sur un succès ou un échec fin février, voient cette issue de nouveau reportée en raison de la crise ukrainienne. Dans la partie, l’Iran doit maintenir un difficile équilibre entre la Russie, son alliée militaire et stratégique qu’il a soutenue à l’Assemblée des Nations Unies en s’abstenant lors du vote de la résolution contre la guerre en Ukraine, mais aussi les Occidentaux, avec lesquels les intérêts mutuels pourraient être révisés. La guerre en Ukraine pourrait en effet fournir à l’Iran un argument de poids afin de les pousser à accepter certaines de ses exigences jusqu’ici restées lettre morte, notamment le retour des entreprises américaine, seule garantie réaliste contre un futur retrait des Etats-Unis du potentiel accord nucléaire.
Retrouver son indépendance énergétique face à la Russie en échange du retour de l’Iran sur le marché mondial de l’énergie, fusse-ce au prix de certains compromis : est-ce que l’Europe a vraiment le choix ?
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 06/03/2022.