Les attaques menées en septembre contre des installations pétrolières saoudiennes montrent la fragilité extrême dans laquelle se trouve l’Arabie Saoudite aujourd’hui, abandonnée par son principal allié historique : les Etats-Unis.
Le 14 septembre dernier, l’Arabie Saoudite était frappée au cœur même de sa puissance économique, avec l’attaque de deux de ses principaux sites d’exploitation pétrolière, Abqaïq et Khurais. D’une ampleur sans précédent, puisqu’elle a fait chuter de 5% en 24h la production mondiale d’or noir, cette frappe fut à bien des égards un véritable exploit technologique. Selon les autorités saoudiennes, 18 drones à propulsion et 7 missiles de croisière auraient été employés, et bien qu’équipés de la meilleure technologie de détection américaine (notamment les avions-radars AWACS), les Saoudiens n’ont pas été en mesure d’anticiper ni le décollage, ni le trajet des drones qui ont endommagé leurs infrastructures pétrolières avec une précision chirurgicale.
L’identité exacte des responsables de cette attaque, ainsi que son mode opératoire, restent à ce jour encore très flous. Annoncée dès les premières heures, la revendication des Houthis laissa la plupart des diplomates et experts dubitatifs, la capacité opérationnelle déployée étant bien supérieure à celle des rebelles yéménites. La responsabilité de forces chiites locales, soutiens de l’Iran, ou encore d’agents iraniens qui auraient bénéficié de complicités au sein des familles des princes emprisonnés au Ritz Carlton de Riyad, paraît bien plus vraisemblable.
En vérité, quel que soit leur commanditaire, ces attaques démontrent avant tout la fragilité extrême dans laquelle se trouve l’Arabie Saoudite aujourd’hui, incapable d’anticiper des attaques, de se défendre seule, et surtout abandonnée par son principal allié historique : les Etats-Unis.
Les Américains sont devenus en effet les nouveaux rois du pétrole avec une production qui atteignait les 12 millions de barils par jour en février dernier, tandis que les importations de brut tombaient à leur plus bas niveau depuis 1996. Une telle autonomie énergétique leur permet donc de réviser leur position stratégique vis-à-vis des Saoudiens, et le fameux pacte de Quincy signé entre Roosevelt et Ibn Saoud en 1945 (« pétrole contre protection »), n’a pratiquement plus lieu d’être. A ce titre, il est significatif que le premier client de Saudi Aramco soit désormais la Chine, et non plus les Etats-Unis.
Mais si les Américains n’ont plus besoin de pétrole étranger, les Saoudiens, eux, ont plus que jamais besoin de protection.
Lorsqu’en mai 2017, Donald Trump avait choisi Riyad comme destination de son premier voyage officiel, les Saoudiens pouvaient croire que l’alliance tiendrait toujours. Trois ans plus tard, ils ont constaté, avec amertume, que cette « amitié » n’était qu’une apparence. Suite aux attaques des sites pétroliers, les Etats-Unis ont bien accusé l’Iran d’en être responsable et envoyé quelque 3000 soldats en Arabie Saoudite, mais se sont bien gardés de déchaîner « le feu et la fureur » sur Téhéran. La réaction américaine, sans être totalement absente, n’a pas été, loin s’en faut, à la hauteur des attentes saoudiennes.
Comme les Kurdes de Syrie quelques semaines après eux, les Saoudiens ont appris à leurs dépends que désormais, les Etats-Unis optaient pour l’isolationnisme. Trump a fait du retrait des « guerres sans fin » un de ses principaux arguments de campagne. Si cet objectif est louable – qu’on se souvienne en effet de l’inutilité de la guerre en Irak en 2003 – il ne devrait pas entraîner pour autant l’abandon d’alliés historiques en rase campagne du jour au lendemain, au mépris de toutes les règles qui régissent les relations diplomatiques. Mais après presque vingt ans de guerre dans la région, les Etats-Unis ne prétendent plus être les gendarmes du Moyen-Orient, ni même du monde.
Si le principal allié des pays arabes se retire du jeu, telle une nouvelle théorie des dominos, tous les équilibres stratégiques qui régissaient le Moyen-Orient jusqu’à présent se trouvent bouleversés. Dès lors, un réalignement s’opérera nécessairement vers la seule puissance régionale d’envergure : l’Iran.
Les premiers à l’avoir compris sont le Koweit et surtout les Emirats Arabes Unis, qui ont progressivement retiré leurs troupes du conflit yéménite et se sont rapprochés de Téhéran pour défendre leurs propres intérêts, au détriment de ceux de leur allié saoudien, un fait sans précédent depuis cinq ans.
De plus en plus livrée à elle-même, affaiblie de surcroit par le refus américain de s’engager militairement contre l’Iran, l’Arabie Saoudite n’a eu d’autre choix, une quinzaine de jours à peine après les attaques du 14 septembre, que de trouver sa propre solution. Elle a ainsi entamé des pourparlers très discrets avec l’Iran afin de désamorcer un potentiel conflit, dont elle sait pertinemment qu’elle ne sortirait pas victorieuse. Plusieurs diplomates de pays « amis », tels le Pakistan et l’Irak, ont ainsi été mobilisés par Mohammed Ben Salmane lui-même pour échanger avec leurs collègues iraniens, et oeuvrer à l’apaisement des tensions entre les deux principaux rivaux du Moyen-Orient. En réponse, Mohammad Javad Zarif, ministre des Affaires étrangères iranien, a souligné que l’Iran accueillerait l’Arabie Saoudite à bras ouverts… si celle-ci privilégiait désormais des alliances avec ces voisins régionaux, au lieu de rechercher l’aide américaine.
Bien que la méfiance prévale encore entre Saoudiens et Iraniens, ces derniers sont d’autant plus ouverts à l’idée d’un rapprochement, même minime, que celui-ci servirait admirablement leur principal objectif : réduire à néant tous les efforts menés par Donald Trump depuis plus d’un an pour isoler l’Iran, et couper enfin l’Arabie Saoudite de ses alliés israéliens et américains dans la région. Alors qu’il pensait éviter un nouveau conflit militaire, fût-ce au prix de l’abandon d’un allié historique, le président américain risque bien d’être perdant sur tous les plans. Telle est la subtilité des relations diplomatiques, à laquelle Donald Trump reste désespérément imperméable… Au sein de sa propre administration, certains conseillers ont déjà acté que le front anti-iranien ne tiendra plus très longtemps. La réalité géographique millénaire du Moyen-Orient reprend désormais le dessus : aujourd’hui, la force iranienne est la principale force militaire de la région. Même si cela leur coûte, les pays arabes, y compris l’Arabie Saoudite, seront désormais obligés de composer avec elle.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 26/10/2019.