Vendredi 1er octobre, l’Iran a déployé drones, hélicoptères et artillerie le long de sa frontière commune avec l’Azerbaïdjan, au nord-ouest du pays. Ilham Aliyev, le président azéri, s’est étonné d’une telle démonstration de force de la part de Téhéran. Pourtant, ce mouvement de troupes, présenté comme un entraînement des forces armées iraniennes et une question de souveraineté, répond à plusieurs sujets de discorde sciemment entretenus par l’Azerbaïdjan au prix d’un agacement croissant de l’Iran.
C’est tout d’abord la sécurité de ses routes commerciales vers l’Arménie et à travers le Caucase que l’Iran entend défendre, celle-ci étant sérieusement compromise par l’Azerbaïdjan depuis sa victoire lors du dernier conflit sur la souveraineté du Haut-Karabakh. L’Iran s’était imposé comme un soutien traditionnel d’Erevan avant et pendant le conflit, entre autres dans l’optique de préserver sa liberté de circulation à travers le Haut-Karabakh. Via cette route, les convois iraniens pouvaient en effet être exemptés de formalités douanières et atteindre aisément la Russie ou l’Occident pour écouler leurs marchandises. Or, depuis sa « reconquête » de l’enclave territoriale, Bakou a délibérément réinstauré restrictions et droits de douane pour éviter que l’Iran n’achemine, outre de l’aide humanitaire et énergétique, de l’équipement militaire aux Arméniens. Courant septembre, deux camions iraniens ont ainsi été empêchés de prendre cette route et leurs chauffeurs seraient toujours en détention, ce que les Iraniens considèrent comme une entrave intolérable à leurs intérêts.
L’alliance israélo-azérie, sujet de crispation pour Téhéran
Ce sont également les excellentes relations entre l’Azerbaïdjan et Israël qui suscitent la colère de l’Iran. Bakou entretient en effet depuis 1992 une coopération économique et énergétique étroite avec l’Etat hébreu, et plus discrètement, s’impose comme l’un de ses principaux clients en matière d’armement. Cette coopération militaire s’est particulièrement renforcée avec l’arrivée d’Ilham Aliyev au pouvoir, expliquant son acquisition de drones de pointe auprès de Tel-Aviv pour affronter l’Arménie l’année dernière.
A cet égard, l’Azerbaïdjan est sans doute le pays musulman avec lequel Israël entretient les meilleures relations diplomatiques, pour un bénéfice stratégique évident : « pont » idéalement situé entre le Caucase et le Moyen-Orient, cette république chiite représente une base arrière de choix pour les forces israéliennes afin d’opérer directement contre les sites et personnalités stratégiques en Iran, qui ont subi plusieurs attaques attribuées à l’Etat hébreu au cours de l’année passée. Au nom de sa sécurité nationale et de la défense de ses intérêts géostratégiques, la République islamique ne peut évidemment tolérer cet activisme, tout comme la présence persistante dans la région de combattants syriens affiliés aux mouvements djihadistes, enrôlés par la Turquie pour soutenir Bakou face à l’Arménie.
Pour autant, l’Azerbaïdjan, tout auréolé de ses succès militaires, semble vouloir gagner en indépendance, fusse-ce aux dépends de ses liens avec son voisin iranien. Le 21 septembre, l’Azerbaïdjan a ainsi conduit des manœuvres militaires aux côtés du Pakistan et de la Turquie, ses deux alliés lors de la guerre-éclair du Haut-Karabakh ; cet exercice baptisé « Three Brothers », qui avait pour but de renforcer la coordination des trois armées, a suscité beaucoup d’attention de la part des autres acteurs régionaux.
Face à ces déploiements opérés dans le Caucase par la Turquie, seconde armée de l’OTAN, et le Pakistan, première puissance nucléaire du monde musulman, l’Iran craint de se voir isolé dans son « étranger proche », essentiel pour sa stabilité, tout comme la Russie. Toute dédiée à la réalisation de ses ambitions régionales, nul doute qu’Ankara accueillerait favorablement la possibilité d’évincer l’Iran de l’échiquier moyen-oriental et asiatique.
« Ne jouez pas avec la queue du lion ! »
C’est pourtant là une situation que l’Iran ne peut admettre, en dernier lieu pour une question d’intégrité territoriale. Si Téhéran cherche à sécuriser sa frontière avec l’Azerbaïdjan et a considéré ce « Three Brothers exercise » avec inquiétude, c’est en effet en raison de tensions ethniques très fortes au sein de sa propre communauté azérie, qui avait pris le parti de Bakou durant le dernier conflit contre l’Arménie et se trouve facilement séduite par le discours martial d’Ilham Aliyev. Le séparatisme azéri et son rêve d’un grand Azerbaïdjan, qui induirait une sécession de la province nord-ouest de l’Iran et romprait l’unité du pays, reste l’une des craintes persistantes de Téhéran qui n’y voit pas qu’un simple exercice de propagande.
Aussi ces tensions frontalières, que la population iranienne elle-même documente, justifient-elles aux yeux de la République islamique d’afficher sa supériorité militaire en guise de signal très ferme adressé aux Azéris d’Iran comme à l’Azerbaïdjan. Certes soutenu par d’autres puissances régionales, celui-ci n’a pourtant aucun intérêt immédiat à rompre ses bonnes relations avec l’Iran. Avec 700 kilomètres de frontière commune, une proximité culturelle et religieuse – les deux pays sont chiites et les Azéris d’Iran représentent près d’un quart de la population iranienne – le fait enfin que l’Iran présente une excellente capacité opérationnelle en matière militaire, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont tout intérêt à entretenir une coopération étroite et apaisée pour la stabilité régionale, comme Hossein Amir-Abdollahian (ministre iranien des Affaires étrangères), l’a rappelé à Bakou. In fine, c’est avant tout la réduction, voire l’éviction, de la « force disruptive » que représente Israël dans son « étranger proche », que Téhéran cherche à obtenir.
Pour l’Iran, le message envoyé est donc très clair : « ne jouez pas avec la queue du lion », selon les propres mots du Guide Suprême Ali Khamenei. Le risque qu’il ne soit pas écouté, et qu’une escalade des tensions ne s’opère, est cependant réel. Car face au déploiement de la puissance iranienne, l’Azerbaïdjan, s’abritant derrière sa victoire militaire et ses alliés turcs, israéliens et pakistanais pour justifier son aventurisme, pourrait choisir de ne pas apaiser le jeu, même au risque d’une déstabilisation de la région.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 03/10/2021.