Bien qu’illégitimes à intervenir dans le dossier du nucléaire iranien depuis leur retrait unilatéral du Joint Comprehensive Plan of Action en mai 2018, les Etats-Unis ont imposé un nouveau régime de sanctions économiques à l’Iran depuis lors, et usé de tous les manœuvres extra-judiciaires pour empêcher la levée de cet embargo, prévue au 18 octobre 2020 par l’accord nucléaire. Déjà en août dernier, le projet de résolution américaine en ce sens avait échoué à fédérer la communauté internationale, et particulièrement les signataires européens, de plus en plus défiants envers les prises de position de l’administration Trump. Cette ultime fin de non-recevoir émise par le Conseil de Sécurité met un terme définitif aux visées des Américains sur ce dossier. Elle signe surtout l’échec patent de la « pression maximale » mise en œuvre par Washington contre Téhéran, en dépit de la nouvelle sanction imposée mardi à 18 banques iraniennes pour les couper du circuit financier international.
L’évènement, salué comme une défaite « historique », voire une « humiliation » par la communication du régime iranien, confirme que nous vivons la fin d’une époque : celle de l’hyperpuissance américaine, leader du monde occidental, du multilatéralisme et de ses instances de représentation internationales depuis 1945. En quatre ans, la « stratégie iranienne » de Washington, et plus largement la diplomatie disruptive déployée par Donald Trump, ont exacerbé les tensions avec les adversaires des Etats-Unis et créé une rupture radicale avec leurs alliés traditionnels. Aujourd’hui, l’Amérique renvoie l’image d’une nation diplomatiquement isolée et décrédibilisée, mais aussi profondément affaiblie par une crise sanitaire, économique et sociale, ce qui constitue sans doute sa plus grande défaite.
La levée de cet embargo ouvre désormais un certain nombre de possibilités pour l’Iran en matière d’équipement militaire et de projection de puissance au Moyen-Orient. La Chine et la Russie, les deux membres du Conseil de Sécurité naturellement les plus réfractaires à la poursuite de cet embargo, pourront désormais lui exporter des armes en toute légitimité. Elles pourront notamment l’aider à affiner sa méthode d’identification des cibles, puisqu’en matière de précision des frappes, Téhéran a donné la preuve de sa maîtrise à maintes reprises, que ce soit en septembre 2019 contre les sites pétroliers saoudiens ou en janvier 2020 contre les bases américaines en Irak. Néanmoins, les sanctions économiques également imposées aux banques russes qui limitent leurs transactions avec l’Iran, nécessiteront sans doute la signature d’un accord de coopération militaire plus formel entre les deux pays, notamment dans le but pour Moscou de concurrencer le « Lion-Dragon Deal » de 25 ans signé entre Téhéran et Pékin.
Deux ans de désarroi économique ont aussi conforté Téhéran dans la nécessité de renforcer son autonomie économique et de développer sa production nationale, comme l’a souligné le Guide Suprême lundi dernier. Pour autant, le complexe militaro-industriel iranien, fort d’une auto-suffisance acquise de longue date, peut d’ores et déjà s’orienter vers l’exportation. Le Moyen-Orient, et plus récemment la Transcaucasie avec le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh, constituent à ce titre des marchés potentiels, d’autant plus pertinents en termes géostratégiques pour l’Iran qu’ils peuvent lui permettre de réaffirmer son influence face à l’expansionnisme turc dans la région. Téhéran accuse en effet un retard par rapport aux exportations militaires turques, qui s’élevaient à près de 2,74 milliards de dollars en 2019, mais à la différence d’Ankara, très dépendante de l’importation de composants occidentaux, son autonomie technologique constitue un atout considérable.
Le détroit d’Ormuz, où de nouveaux exercices de tir réel et navals ont été réalisés début octobre, offre également aux Gardiens de la Révolution une vitrine idéale pour faire la démonstration de leur maîtrise militaire. Forts de la capacité de dissuasion de l’Iran, désormais suffisamment crédible pour éviter tout embrasement dans la région, les Pasdarans devraient par ailleurs renforcer l’utilisation de drones de plus en plus performants pour surveiller les eaux du Golfe Persique et la mer d’Oman. Du point de vue de Téhéran, cette stratégie fait d’autant plus sens depuis les récents rapprochements diplomatiques entre certaines pétromonarchies locales et Israël contre la promesse d’un renforcement de leur arsenal technologique et sécuritaire. Ceux-ci sont en effet considérés par Téhéran comme une menace directe de la part des Israéliens contre sa « profondeur stratégique », qui s’étend jusqu’au Yémen.
Par ailleurs, le Golfe Persique concentrera encore l’expression des tensions persistantes entre l’Iran et les Etats-Unis, chacun réussissant pour l’heure, et en dépit de manœuvres agressives dans ces eaux, à éviter une irréversible escalade militaire particulièrement préjudiciable aux deux parties. Soucieux de ne pas s’impliquer dans un nouveau « conflit sans fin » au Moyen-Orient, les Etats-Unis se gardent bien de franchir le Rubicon avec Téhéran – en témoigne leur absence de représailles contre les tankers iraniens en direction du Venezuela. Certes, comme les Etats-Unis, l’Iran vit une situation domestique dramatique sur le plan économique et sanitaire. En revanche, contrairement à eux, il conserve un avantage certain au Moyen-Orient : la « pression maximale » n’a diminué en rien ni ses capacités militaires, ni son influence dans la région. Pour Washington, l’échec est donc total.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 18/10/2020.