La visite de Joe Biden prévue à Jeddah à la mi-juillet abordera bien des « sujets qui fâchent » entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite. On sait que la question énergétique sera centrale, alors que les Saoudiens n’ont pas répondu pour l’heure à la demande américaine d’augmenter leur production dans un contexte de forte hausse des cours du brut. Le département de la Défense américain considère cependant que c’est la coopération accrue entre le royaume wahhabite et la Chine à des fins militaires qui devra être adressée en priorité, compte tenu de la menace qu’elle représente pour les intérêts américains. Dans la lettre qu’ils ont adressée à Joe Biden le 7 juin dernier, six hauts responsables démocrates de la Chambre des Représentants ont d’ailleurs relayé cette préoccupation, une démarche qui démontre la sensibilité du sujet et le besoin de garanties désormais attendu de la part de Riyad.
Ces questions énergétiques et militaires participent d’un même souci de reconfiguration stratégique de la part de l’Arabie Saoudite. La défense anti-missile saoudienne, pourtant équipée de systèmes Patriot et Terminal High Altitude Area Defense particulièrement coûteux pour les finances du royaume, s’est montrée en effet inefficace face aux attaques sophistiquées de drones lancées par les Houthis contre ses infrastructures. L’absence de réaction des Etats-Unis, lorsque des frappes yéménites ont endommagé les sites pétroliers saoudiens en septembre 2019, a constitué un tournant à cet égard. Fin mars 2022, ce sont des installations de dessalement d’énergie et d’eau, ainsi que plusieurs cibles civiles, qui avaient été visées avec succès.
Constatant le relatif désengagement américain au Moyen-Orient et l’échec des grandes puissances à limiter le programme de missiles balistiques de l’Iran, aujourd’hui considéré comme le plus puissant de la région, l’Arabie Saoudite a choisi d’être proactive pour assurer sa sécurité, quitte à se trouver d’autres partenaires. Elle a ainsi accru ses commandes de missiles balistiques à moyenne portée et de drones de pointe auprès de la Chine ces dernières années et collabore davantage avec Israël, qui progresse en matière de défense anti-missile mais dont le principal projet, « Iron Beam », n’a pas encore été testé en combat réel.
L’Arabie Saoudite cherche à gagner en indépendance vis-à-vis de Washington. Aussi, il paraît peu vraisemblable que le royaume acceptera de limiter son arsenal militaire, surtout face aux incertitudes qui entourent les négociations sur le nucléaire iranien et les difficultés à mettre en place un « endiguement » de l’influence régionale de Téhéran. Le programme de missiles balistiques iranien constitue en effet une « ligne rouge » infranchissable pour la République Islamique. Néanmoins, si l’Arabie Saoudite cherche effectivement à se doter d’une telle capacité de dissuasion, cette approche peut être dangereuse face à l’Iran. Outre que la dissuasion, sous quelque forme que ce soit – « pression maximale » économique ou frappes militaires, comme l’assassinat du général Ghassem Soleimani en janvier 2020 – ne l’a jamais détourné de ses objectifs géopolitiques, l’augmentation de la capacité militaire saoudienne pourrait être perçue comme une provocation et une invitation à conduire des frappes préventives pour réduire cette menace. Nul doute que cela entraînerait des représailles saoudiennes… et potentiellement une guerre totale.
Du point de vue américain, outre la problématique chinoise, le risque de prolifération de missiles balistiques et d’escalade militaire dans une région aussi explosive que le Moyen-Orient constitue un enjeu majeur, en particulier si les programmes nucléaires des principales puissances régionales – l’Iran bien sûr, mais aussi Israël et l’Arabie Saoudite – aboutissent dans les prochaines années et parviennent à miniaturiser la technologie nucléaire pour en équiper des missiles balistiques, rapides et de longue portée.
Pour autant, les Etats-Unis disposent encore de moyens de pression sur les Saoudiens, qui en dépit de leur quête d’indépendance, ne peuvent pas encore faire totalement abstraction du soutien américain. Washington occupe en effet un rôle central et indispensable dans la mise en place d’une architecture intégrée de défense aérienne et anti-missile au Moyen-Orient, la fameuse Middle East Air Defense Alliance dont l’existence a été révélée par le ministre israélien de la Défense Benny Gantz fin juin. Dans le cadre de cette alliance qui réunira notamment les Etats arabes signataires des accords d’Abraham et ceux ayant normalisé leurs relations avec l’Etat hébreu, les Etats-Unis devraient en particulier assurer la gestion d’un système d’alerte précoce qui partagera les données satellites à tous les terminaux des pays participants. Compte tenu de sa capacité à protéger également leurs propres ressortissants dans la région, l’initiative devrait être votée par le Congrès américain. Destiné à contrecarrer la montée en puissance iranienne, ce projet séduit suffisamment l’Arabie Saoudite pour qu’elle envisage de nouer des relations diplomatiques officielles avec Israël, chose impensable il y a encore une dizaine d’années.
Si elle souhaite bénéficier de l’aide globale américaine, l’Arabie Saoudite devra donc faire preuve de loyauté, ce qui passera nécessairement par une limitation de son rapprochement avec la Chine et un engagement dans la non-prolifération de missiles, dans l’intérêt de la sécurité régionale et internationale. De Washington ou de Pékin, qui l’emportera ? Pencher pour la seconde pourrait en dire long sur l’évolution stratégique de Riyad et changer l’équilibre des forces au Moyen-Orient. Mais en l’état actuel des choses, le choix de la prudence apparaît finalement assez évident.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 03/07/2022.