Jeudi dernier, Emmanuel Macron a annoncé la fin de l’opération Barkhane au Sahel, mais a néanmoins laissé entendre que la France maintiendrait une présence militaire dans la région. Cette “profonde transformation” intervient dans un moment pourtant critique sur le plan sécuritaire en Afrique de l’Ouest, avec l’augmentation d’actes terroristes notamment au Burkina-Faso. Les modalités organisationnelles de ce retrait, qui devrait se faire en trois étapes, restent encore à préciser, notamment sur le nombre de soldats rapatriés et maintenus en Afrique. Pour certains analystes, cette décision prise à un an des élections présidentielles en France, alors que l’opinion publique doute de plus en plus de l’intérêt des engagements armés sur zone, a un double objectif : protéger des forces armées singulièrement mises à mal sur le plan domestique depuis ces derniers mois – avec les agressions multiples contre gendarmes et policiers – mais aussi signaler aux autres pays membres de l’Union européenne que la France n’était plus prête à assumer seule le coût de l’effort sécuritaire en Afrique.
Une opération contre-productive
L’annonce de ce retrait pose naturellement la question de l’efficacité d’une opération qui, de temporaire, a finalement duré huit années, pour s’achever avec un bilan mitigé. Concentrée initialement sur le Mali et la protection de Bamako contre les incursions terroristes, l’opération d’abord dénommée Serval, puis Barkhane, s’est étendue à quatre autres pays limitrophes, la Mauritanie, le Niger, le Burkina-Faso et le Tchad. Ce dispositif clé du contre-terrorisme occidental a-t-il eu pour autant un impact significatif sur la sécurité du Sahel ? Il est permis d’en douter, ne serait-ce qu’en matière d’effectifs : de 3000, le nombre de soldats français est passé à 5 100 seulement pour couvrir une zone aussi vaste. Mais on pourrait aussi avancer que l’opération Barkhane a été contre-productive par rapport à ses objectifs initiaux.
“La présence française semble avoir créé un front commun entre djihadistes africains, réunissant affidés d’Al-Qaïda et de l’État islamique, dans des régions jusqu’alors paisibles et aujourd’hui devenues des zones de conflit.”
Ainsi, la présence française semble avoir créé un front commun entre djihadistes africains, réunissant affidés d’Al-Qaïda et de l’État islamique, dans des régions jusqu’alors paisibles et aujourd’hui devenues des zones de conflit. Près de 8 000 personnes civiles sont mortes en conséquence de ces violences depuis 2013, 2 145 pour la seule année 2020, la plus mortelle depuis que les islamistes ont investi la région il y a une décennie. L’État malien a largement abandonné le contrôle du nord et du centre du pays aux extrémistes, tandis que l’armée malienne ne dispose pas des ressources nécessaires pour éliminer la menace à elle seule. Le Burkina-Faso a d’ailleurs connu le week-end dernier son pire massacre depuis plusieurs années. Mais d’autres pays stables de l’Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Bénin et même l’est du Sénégal, semblent désormais menacés par des attentats dans leurs grandes métropoles.
Des bavures humanitaires
Les analystes américains n’hésitent pas d’ailleurs à comparer l’engagement français au Mali et au Sahel à celui des États-Unis en Afghanistan : quelques opérations réussies – l’élimination de chefs djihadistes de premier plan – mais globalement une série d’absences : de victoire certaine, d’un État de droit au Mali, et d’une solution de sortie digne. Sur le plan humanitaire, le bilan est tout aussi sombre.
“Les analystes américains n’hésitent pas à comparer l’engagement français au Mali et au Sahel à celui des États-Unis en Afghanistan : quelques opérations réussies mais globalement une série d’absences : de victoire certaine, d’un État de droit au Mali, et d’une solution de sortie digne”
Même si elle tente de multiplier les opérations de soutien aux populations, la France n’a pas été exempte de “bavures” dénoncées par les Nations unies : en mars dernier, une attaque aérienne, censée viser des djihadistes, a tué 19 civils dans le centre du Mali, ce qui a grandement contribué à ternir son image dans la région et à multiplier les critiques et résistances locales contre sa présence.
Le début de la fin de la Françafrique
La décision d’Emmanuel Macron suit également de près la situation politique au Mali, et signe surtout un aveu d’impuissance. Entre août 2020 et mai 2021, l’armée malienne, formée ces dernières années par l’Union européenne ou les États-Unis, a en effet organisé avec succès deux coups d’État, sans que les services de renseignements français n’aient été en mesure de les anticiper. Le 24 mai, le colonel Assimi Goïta, déjà responsable du premier coup d’État qui a secoué le pays il y a 9 mois, a été consacré président. Comme promis, et en conséquence, la France a choisi de suspendre sa collaboration militaire avec les forces maliennes, ce qui vaut en soi constat d’échec.
“L’armée malienne organisé avec succès deux coups d’État, sans que les services de renseignements français n’aient été en mesure de les anticiper”
Ce retrait signerait-il le début de la fin de la “Françafrique” ? Devant la montée de la violence et des récriminations contre la France, le président a rappelé sèchement que Paris n’avait pas vocation à maintenir une présence permanente en Afrique de l’Ouest et à pallier les défaillances des États locaux.
Sommation au reste du monde
Cependant, abandonner le Mali et le Sahel risquerait d’être une boîte de Pandore, même si la capacité de la diplomatie française à solutionner les graves problématiques qui occupent la région est mise en doute. À cet égard, si la fin de “Barkhane” est désormais actée, il n’en est rien pour “Sabre”, opération aussi ancienne et regroupant les forces spéciales françaises, qui consacrera toujours ses efforts à la traque des chefs djihadistes. Néanmoins, cette décision a permis à la France de rappeler qu’en huit ans, les États-Unis n’ont déployé qu’un soutien logistique de quelques milliers de soldats, tout comme les alliés allemands et espagnols.
“Cette décision est largement interprétée comme une invitation – voire une sommation – aux Européens de doubler leurs efforts afin de préserver la sécurité globale de l’Afrique et de l’Europe, à des fins économiques mais aussi sécuritaires”
Celle-ci est donc largement interprétée comme une invitation – voire une sommation – aux Européens de doubler leurs efforts afin de préserver la sécurité globale de l’Afrique et de l’Europe, à des fins économiques mais aussi sécuritaires. Cependant, depuis la mort du président tchadien Idriss Déby et la transition assurée par l’armée – qui s’apparente elle aussi à un coup d’État militaire – le paysage politique sahélien est devenu si complexe qu’aucune chancellerie européenne ne semble pour l’heure souhaiter s’engager sur ce terrain.
Barrer la route à la Chine et la Russie
Deux solutions sont néanmoins évoquées : la nouvelle Facilité pour la Paix validée il y a quelques mois par le Conseil européen, qui devrait entrer en vigueur cet été et permettre le financement d’opérations de défense communes par les États membres ; mais aussi un renforcement des capacités de la Minusma, la force des Nations unies dans le Sahel, afin de les déployer dans le nord et le centre du Mali, aux mains des djihadistes. La question est d’autant plus urgente qu’un vide stratégique risquerait d’ouvrir un large espace aux ambitions chinoises et surtout russes, qui se sont implantées en trois ans dans le paysage militaire et logistique en Centrafrique.
“La question est d’autant plus urgente qu’un vide stratégique risquerait d’ouvrir un large espace aux ambitions chinoises et surtout russes, qui se sont implantées en trois ans dans le paysage militaire et logistique en Centrafrique”
Le Kremlin reconnaît officiellement la présence de “535 instructeurs” à Bangui, mais passe sous silence la présence de milices paramilitaires comme la compagnie Wagner, pourtant l’un des piliers de la présence russe en Afrique – notamment en Libye. Cette présence étrangère s’allie habilement aux autorités centrafricaines pour dénigrer, notamment sur les réseaux sociaux, l’implication française et onusienne dans la région, surfant sans peine sur le mécontentement qu’elle a suscité par ses échecs à répétition. La France n’a certes que peu d’intérêts à défendre en Centrafrique, et a d’ailleurs déjà suspendu son aide budgétaire pour l’année 2021. Mais en l’absence d’une stratégie européenne ou occidentale véritablement coordonnée, la situation risque fort de gangrener rapidement tout le Sahel par effet domino, et cette fois de menacer durablement la présence française en Afrique de l’Ouest.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 16/06/2021.