Depuis l’antique conflit entre les cités-États sumériennes de Lagash et Umma, environ 2 600 ans avant notre ère, aucune nation ne s’est jusqu’à présent opposée à une autre pour le contrôle de l’eau. Mais dans notre XXIe siècle déjà dominé par les conséquences du réchauffement climatique, “l’or bleu” est en train de se muer en enjeu géopolitique majeur. L’insécurité hydrique s’accroît d’année en année et pèse déjà sur tous les pays situés sur la “diagonale de la soif”, en réalité un croissant qui n’a plus rien de fertile et qui couvre de vastes aires géographiques, depuis l’Asie centrale jusqu’au Maghreb. Les conflits liés au contrôle de cette ressource indispensable vont donc être fatalement amenés à se multiplier au cours du présent siècle.
Crise de l’eau et crise sociales en Iran
Pour l’Iran, qui fait partie des pays d’Asie centrale déjà impactés par une grave raréfaction de l’eau, cette problématique est fondamentale et multifactorielle. Outre la sécheresse qui dure depuis plusieurs années, la quasi-inexistence d’un droit de l’eau adapté et quarante ans de politiques publiques dépourvues d’anticipation et d’investissements expliquent que la situation soit déjà intenable dans certaines provinces. Ainsi celle d’Ispahan, où la rivière Zayandeh Roud, l’une des rares rivières permanentes du pays, est désormais menacée d’assèchement total. En Iran, la crise de l’eau abreuve abondamment la crise sociale : la dénonciation des pénuries d’eau se meut presque systématiquement en dénonciation de l’incurie du régime iranien pour répondre à cette problématique environnementale.
“En Iran, la crise de l’eau abreuve abondamment la crise sociale : la dénonciation des pénuries d’eau se meut presque systématiquement en dénonciation de l’incurie du régime iranien”
Voisin immédiat de l’Iran, l’Afghanistan est confronté au même enjeu vital, amplifié par quarante ans de guerres successives. Pays montagneux, l’Afghanistan est théoriquement soumis à d’importantes précipitations grâce à la présence d’une partie du massif de l’Hindou-Kouch sur son territoire. Les phénomènes météorologiques extrêmes, neiges abondantes dans le nord du pays et inondations dévastatrices l’été, n’y sont d’ailleurs pas rares. Pourtant, le stress hydrique le frappe également. En 2019, les analyses montraient déjà que dans certaines provinces, le niveau des nappes phréatiques avait diminué de 40 mètres en quelques années. Le mauvais stockage de l’eau, les prélèvements abusifs et la pression démographique se conjuguent au réchauffement climatique pour expliquer cette tension.
Captages afgans abusifs dans les eaux de l’Helmand
Aujourd’hui, cette situation critique qui touche les deux voisins pourrait les amener au bord de l’affrontement. En cause, la gestion de la rivière Helmand, l’une des plus importantes d’Afghanistan, qui finit son parcours dans la province iranienne du Sistan-et-Baloutchistan. Depuis les années 1960, les captages d’eau en amont par l’Afghanistan se sont multipliés, au risque de créer des déséquilibres écologiques et économiques en aval, en Iran. En 1973, un accord signé par les deux pays a accordé à l’Iran un droit d’utilisation de quelque 820 millions de m³ par an issus de cette rivière. Mais récemment, les tensions se sont accrues entre Kaboul et Téhéran, le régime iranien accusant les talibans de violer les termes de cet accord et de restreindre le débit du cours d’eau. Fin mai, des tirs entre les forces de sécurité iraniennes et afghanes, précisément à la frontière entre l’Afghanistan et le Baloutchistan où passent ses eaux, ont fait deux morts. Dans la foulée, l’Iran a renforcé ses effectifs le long de la frontière commune de 950 km. Bien que Kaboul démente toute infraction au traité de 1973, des raisons écologiques et économiques ont tout de même été invoquées pour justifier la construction de nouveaux barrages hydroélectriques en amont.
Arrière-plan politique complexe
Derrière les prémices de cette “guerre de l’eau” se dessinent en filigrane des tensions politiques plus complexes. La République islamique s’est de tout temps méfiée du régime taliban, avec lequel elle a même failli entrer en guerre en 1997 après l’exécution de dix diplomates iraniens accusés d’espionnage par Kaboul. Elle n’en a d’ailleurs jamais reconnu la légitimité, ni en 1996, ni en 2021 lors de son retour au pouvoir. Le ministre des Affaires étrangères iranien Hossein Amir-Abdollahian l’avait rappelé deux jours avant les affrontements à la frontière irano-afghane. Pour sa part, l’état-major iranien a tenté de minimiser l’incident, tout en s’inquiétant en interne de la multiplication des incidents frontaliers avec l’Afghanistan, et de la réponse adéquate à y apporter.
“Si l’escalade se poursuit, les conséquences seront surtout dramatiques pour l’Afghanistan, d’un point de vue commercial et diplomatique”
Depuis la chute de Kaboul en 2021, l’Iran a usé de son habituel pragmatisme politique pour ménager les talibans, sans pour autant reconnaître leur légitimité à la tête de l’Afghanistan. Aux yeux de l’opinion publique iranienne, le mouvement demeure apparenté à un groupe terroriste. Mais la gestion des réfugiés afghans, et plus encore le sort réservé aux Hazaras, la principale minorité chiite du pays, exigent de Téhéran une diplomatie agile et la préservation du dialogue. Aujourd’hui, l’ambiguïté du régime iranien est néanmoins de plus en plus critiquée, à la fois en raison d’une rivalité idéologique évidente et de profonds différends religieux, mais aussi en raison des menaces que le régime fait peser sur la stabilité régionale. Après les affrontements frontaliers, Ahmad Massoud, fils du commandant Massoud et chef du Front de résistance national afghan, a publiquement reproché à la République islamique de ne pas soutenir son combat contre les talibans.
Tensions croissantes
Aujourd’hui, les tensions entre les deux régimes islamiques sont croissantes. Les talibans ont refusé toutes les demandes d’examen des réservoirs d’eau de la rivière Helmand formulées par Téhéran. Suite à l’incident frontalier, la propagande talibane s’est déchaînée contre le régime iranien et ses dirigeants chiites, menacés d’être attaqués directement sur le sol iranien. La rhétorique guerrière ne fait cependant pas le poids face à la réalité. Les capacités militaires et opérationnelles de l’Iran demeurent largement supérieures à celles des talibans, même si ceux-ci disposent de l’équipement militaire américain récupéré après 2021. Si l’escalade se poursuit, les conséquences seront surtout dramatiques pour l’Afghanistan, d’un point de vue commercial et diplomatique. Car alors que l’Iran poursuit une stratégie d’apaisement diplomatique large pour sortir de la crise, à l’opposé, le régime taliban demeure ostracisé sur la scène internationale, et en grande difficulté pour gérer un pays exsangue.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 08/06/2023.