Sous l’ère Narendra Modi, l’Inde n’est décidément plus un pays apaisé. Outre les fortes tensions communautaires que la politique ultra-nationaliste du Premier Ministre indien suscite sur le plan domestique, celle-ci corrompt également ses relations avec l’ensemble des pays voisins avec lesquels elle additionne les différends frontaliers. Or, la Chine et le Pakistan se trouvent être tous deux, comme l’Inde, des puissances nucléaires.
La pomme de discorde fut jetée durant l’été 2019, lorsque l’Inde s’est attaquée au Cachemire, région à majorité musulmane dont elle se dispute la souveraineté avec le Pakistan depuis l’indépendance des deux pays, en 1947. Un peu moins d’un an plus tard, c’est à la Chine que l’Inde risque de s’opposer désormais sur le territoire contesté du Ladakh, situé entre le Cachemire et le Tibet.
Au mois de mai, alors que les deux pays se trouvaient en pleine lutte contre la pandémie de Covid-19, Pékin et New Delhi ont ravivé l’ancien conflit qui les oppose sur le tracé de leur frontière dans l’Himalaya, longue de 3500 km et dessinée en 1962. Après trois ans de calme le long de la « ligne de contrôle actuelle » (LAC), près de 250 soldats chinois et indiens sont ainsi passés à l’affrontement en deux jours, et une centaine d’entre eux a été blessée des deux côtés. Vingt jours plus tard, l’Inde envoyait des renforts. Il y a fort à parier que c’est bien la perte d’autonomie de l’Etat du Jammu-et-Cachemire et sa division en deux parties, officialisée le 31 octobre 2019, qui aurait particulièrement irrité la Chine, alliée du Pakistan, et expliquerait ce regain de tensions.
En outre, depuis ce décret, le Ladakh est un territoire indien, séparé du Cachemire, où New Delhi développe routes et infrastructures dans des villages proches de la LAC au nom du développement de la région, mais surtout pour renforcer sa position stratégique face à sa puissante voisine. Or, pour Pékin, ces chantiers constituent « une violation de l’accord de maintien du statu quo jusqu’à ce que la question des frontières soit réglée ». En marge de la session parlementaire tenue fin mai, Xi Jinping avait ainsi déclaré « qu’il était nécessaire d’intensifier les préparatifs de combat armé, de mener avec souplesse l’entraînement militaire au combat et d’améliorer la capacité de nos soldat à effectuer des missions militaires »… sans nommer personne.
Mais ces propos à peine sibyllins ont rapidement inquiété l’Inde, d’autant plus lorsque, fort à propos, le Népal rendit publique une nouvelle carte de ses frontières intégrant des parcelles de territoire revendiqués par l’Inde.
Petit Etat himalayen abritant l’Everest ainsi que Lumbini, le lieu de naissance du Bouddha, le Népal a de tout temps été victime de son enclavement et encerclé par ces deux géants que sont l’Inde et la Chine. Longtemps dépendant des importations indiennes, Katmandou a pourtant choisi depuis ces dernières années de se rapprocher de Pékin, qui en a fait un partenaire clé de son projet des Nouvelles Routes de la Soie. La Chine investit ainsi massivement dans les infrastructures népalaises, tandis que l’Inde perd de son influence dans le pays. Le fait que l’Assemblée nationale népalaise ait voté à l’unanimité la nouvelle carte proposée a initié une querelle diplomatique supplémentaire pour New Delhi, qui voit dans cette « mise au point » la main de la Chine.
La rivalité indo-chinoise s’observe exactement de la même manière au Bhoutan, autre petit royaume himalayen qui cherche à se défaire de la tutelle étouffante de l’Inde au profit de la Chine, qui est devenue en quelques années le troisième fournisseur du pays. A l’été 2017, le Bhoutan avait justement été le terrain d’affrontement entre les deux puissances, New Delhi cherchant à empêcher Pékin de construire une route militaire en altitude.
Le 10 juin, la Chine et l’Inde semblaient néanmoins avoir trouvé un accord consensuel, et pour le moins flou, concernant leurs positions au Ladakh. Aucun des deux pays n’a voulu donner des détails sur le recul de leurs troupes respectives le long de la ligne de contrôle actuelle… Le quotidien Hindustan Times, citant des sources anonymes, évoquait un recul de l’armée chinoise de 1,5 km. Mais le Telegraph estimait pour sa part que la Chine avait su profiter des tensions des semaines précédentes pour sécuriser à son profit 40 à 60 kilomètres carrés de territoire indien dans trois zones contestées.
Six jours plus tard, le fragile cessez-le-feu, qui devait initier un processus de désengagement militaire, était déjà mis à bas après la mort de vingt soldats indiens. Une responsabilité indienne pour le ministère des Affaires étrangères chinois, qui rapporte que « des troupes indiennes [avaient] gravement violé, le 15 juin, le consensus bilatéral et franchi la frontière à deux reprises, avant de se livrer à des activités illégales et de provoquer et d’attaquer des soldats chinois, avec pour résultat une grave confrontation physique ».
De longue date, l’Himalaya a servi de terrain d’expression à la rivalité entre l’Inde et la Chine. Mais aujourd’hui, celle-ci s’exprime avec d’autant plus de virulence que l’accélération des ambitions économiques et politiques chinoises, depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, se heurte fortement à la politique ultra-nationaliste de Narendra Modi en Inde. Le nationalisme du premier ministre indien va à l’encontre du positionnement de pays non-aligné que naguère Nehru a dessiné et on ne saurait attribuer l’attitude belliqueuse de New Delhi à un semblant de volonté de maintenir une politique de non-alignement face aux Etats-Unis et à la Chine ou d’acquérir une indépendance stratégique dans la région.
Mais force est de constater que cette tactique, louable dans son esprit, ne produit concrètement que des effets délétères, car elle opte pour l’agressivité envers tous ses voisins. Or, l’Inde n’a pourtant pas les moyens de ses ambitions. La menace d’un nouveau conflit armé avec la Chine, après soixante ans de paix relative, est tout à fait réelle et d’autant plus inquiétante que l’écart de puissance entre les forces militaires indiennes et chinoises est considérable.
L’Inde devrait donc rapidement faire le choix de la prudence… ou faire appel à l’aide américaine, que Donald Trump, grand ami de Narendra Modi, sera sans doute trop heureux de lui fournir alors que ses relations avec la Chine se dégradent de jour en jour. Pour l’heure, le processus de désescalade semble dans l’impasse, alors que le risque d’embrasement de la région entre trois nations – l’Inde, la Chine et le Pakistan – qui possèdent l’arme nucléaire est plus prégnant que jamais. Cela confirme bien le vieil adage : « Qui sème le vent, récolte la tempête ».
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 18/06/2020.