« En se focalisant sur Téhéran, trop longtemps, nous avons oublié qui étaient nos vrais alliés face à nos prétendus ennemis. »
Il faut réintégrer l’Iran transhistorique dans le jeu multilatéral au plus vite. Car nous sommes déjà au bord du gouffre. Ce qui se passe actuellement, et ce depuis des mois, est grave et constitue un danger majeur pour la stabilité régionale et mondiale. La décision unilatérale du président américain de se retirer de l’accord dit « sur le nucléaire iranien », en 2018, a ouvert un chapitre noir dans l’histoire encore récente du multilatéralisme, qui pourrait bien être celui du début de son effondrement. On connait la rengaine : alors que, selon tous les rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Iran respectait sa contrepartie de l’accord passé en 2015, dans le cadre du développement de ses centrales nucléaires à usage civil, Donald Trump a décidé que ce texte, arraché par les Européens et, surtout, son prédécesseur honni, après douze années d’âpres négociations, était tout sauf un accord suffisamment contraignant pour canaliser l’Iran. Tabula rasa sans vision sur l’avenir.
Géopolitique régionale
Dans le même temps, la mise sur orbite de l’Arabie saoudite – et de son prince héritier, Mohamed ben Salman -, le soutien à la contre-révolution émiratie sur l’ensemble de la région – pour faire taire les velléités populaires démocratiques -, l’isolement du Qatar – qui aurait pu faire balancier ou médiateur puisque suspecté d’être proche de Téhéran -, et la nouvelle alliance israélo-saoudienne, fournissaient le cadre idéal « trumpien » pour contenir et isoler l’Iran flamboyant. La diplomatie du dollar aidant, une pression maximale sur son économie devait faire plier le pays. Qu’en-a-t-il été ? Certes la République islamique souffre sévèrement sur le plan économique, sans l’exportation de son pétrole, mais elle résiste. Car, faut-il le rappeler, l’Iran est un pays puissant, une économie qui a su recourir au contournement, une recherche à la pointe, une histoire multimillénaire qui l’enracine, une diplomatie dynamique, long-termiste et ancienne – y compris avec la France -, une stratégie régionale, voire internationale (Amérique latine, Balkans, Asie du Sud-Est, etc.) et des alliés puissants qui feront le futur de la planète.
Nous ne sommes pas face à un pays comme les autres : si nous ne pouvons cautionner la radicalité de la théocratie au pouvoir, nous devons à l’heure actuelle « faire avec » afin de poursuivre les négociations, en attendant que les générations futures trouvent l’issue pour faire respecter leurs droits et parvenir à transformer leur pays en une démocratie séculière. Réintégrer l’Iran dans ce concert des nations, ce n’est pas jeter notre dévolu et soutenir ce régime-là. Au contraire, c’est penser à l’héritage perse, et l’Iran de manière transhistorique, au-delà de ce qu’il est probablement provisoirement. Voilà pour l’histoire.
Pour le temps présent, l’Iran est ce pivot stratégique dans la géopolitique locale qu’aimait à définir l’ancien président français Jacques Chirac. Et une puissance militaire majeure. Le dernier rapport du Global Fire Power de mars 2019 place ainsi l’Iran à la 14ème place parmi les 25 plus grandes puissances militaires au monde. Les États-Unis sont bien sûr en tête du podium ; la Russie et la Chine raflent la 2ème et 3ème place. C’est l’Arabie saoudite, à la 25ème position, qui clôt le classement, tandis que la République islamique dépasse Israël (17ème) et se rapproche de l’Egypte (12 ème). L’Iran, depuis trois millénaires, vit sur des frontières quasi similaires et il est un des régimes les plus stables de la région depuis quarante ans ; c’est un molosse à la force sous-estimée : 400 000 hommes, 250 000 conscrits, près de 400 000 Gardiens de la Révolution directement sous les ordres d’Ali Khamenei, le Guide suprême, 2000 blindés, des missiles russes et chinois lui fournissant une capacité défensive importante. Son programme de missiles balistiques et sa maitrise de la technologie des drones à propulsion en font de plus un adversaire redoutable. Une déstabilisation du pays aurait des conséquences dramatiques pour ses voisins et la région en termes de sécurité et de terrorisme. Que dire d’une guerre ? Des milliers de morts en quelques jours seulement seraient à déplorer – outre des millions de réfugiés qui prendraient la route de l’exil vers l’Europe.
La mode en géopolitique est actuellement au « reset » des relations entre certains pays longtemps en froid ou hostiles, c’est la raison pour laquelle nous pensons qu’il est temps de stopper la surenchère américaine et de trouver une issue favorable à cette montée des tensions inutile et périlleuse dans le Golfe. Par ce texte, nous militons pour une réintégration d’un Iran moderne dans le Concert actuel des nations. « Moderne » ? Le pays devra se tourner rapidement vers l’avenir, dans une nouvelle dynamique mondiale, qui ne pourra se faire qu’avec le concours de ses anciens ennemis, et le soutien politique et économique impulsé par de nouvelles alliances géostratégiques et transrégionales. Ce sera un Iran réintégré qui s’acheminera plus rapidement vers une sorte de révolution à la chinoise, et n’aura peut-être, à termes, d’islamique que le nom. Quel cadeau absurde nous lui faisons. Au fond, qui peut sous-estimer à ce point les Iraniens au point de les imaginer capables d’envoyer des bombes sur Israël sans se suicider ? Même Hillary Clinton, la candidate malheureuse des présidentielles américaines de 2016, avait eu cette lueur d’esprit : « Si l’Iran venait à attaquer Israël avec une arme nucléaire, nous riposterions. Nous pourrions totalement les anéantir. »
Droit international
En se focalisant sur Téhéran, trop longtemps, nous avons oublié qui étaient nos vrais alliés face à nos prétendus ennemis. Pour rappel, l’organisation Etat islamique (EI) et Al Qaïda se revendiquent du corpus idéologique wahhabite sunnite de l’Arabie saoudite, pas du chiisme iranien. Depuis 2014, la guerre au Yémen menée par l’armée de Mohamed ben Salman, est un échec total, politique et humain. Plusieurs dizaines de milliers de personnes y ont déjà péri et la crise est devenue « la plus grave crise humanitaire » du moment selon les Nations unies (ONU). De plus, le grand plan de diversification de l’économie et de développement du royaume saoudien (« Vision 2030 ») prévoyait un vent de libéralisation ; il semble avoir pris l’eau dès sa genèse avec l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, à Istanbul en 2018. Quant à l’autorisation faite aux femmes saoudiennes de pouvoir conduire leur propre voiture, elle ne doit évidemment pas leurrer les occidentaux. Et c’est Riyad qui doit nous rassurer face à Téhéran ? Il y a de quoi largement en douter.
S’il y a peu de risques que l’Iran s’effondre, il n’en est pas de même pour l’Arabie saoudite – pourtant, Donald Trump a clairement mis une pièce sur son allié saoudien. Dès lors, les Occidentaux doivent se poser les bonnes questions : « Que faire dans ce jeu de dominos infernal ? Qu’avons-nous à gagner à regarder la région se déliter sans rien faire ?» Si l’Iran, irrité par l’absence de mesures concrètes pour maintenir l’accord nucléaire vacillant, sortait de l’Accord de Vienne sur le nucléaire et du traité de non-prolifération, nous assisterions à une course dangereuse à la nucléarisation. L’Arabie saoudite, la Turquie, l’Egypte, en premier lieu, ne chercheraient-elles pas à se doter de l’arme atomique ? Soyons réalistes : nous n’avons pas les moyens de regarder l’architecture de la sécurité régionale s’effondrer et la tectonique des plaques arabo-persique ébranler le monde.
Or, avec l’approche des élections présidentielles de 2020, Donald Trump effectuera probablement un recul stratégique dans la région, laissant son gendre naviguer à vue le temps de sa (probable ?) réélection. Aucun intérêt pour le chef de l’Etat américain de frapper Téhéran à l’heure actuelle. Et laisser faire seul Mohamed Ben Salman serait suicidaire. Sa guerre « éclair » yéménite le prouve : elle s’est transformée en bourbier sur plus de 4 années. Et l’effondrement du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) depuis le blocus contre le Qatar est la preuve ultime de la politique suicidaire menée par Ryad dans la région – tuer toute institution internationale capable de dialoguer et prôner la négociation.
Ce droit international que nous avons construit après 1945 est en train de s’effriter. Résoudre la crise avec l’Iran avant de devoir gérer la guerre doit être la priorité numéro un des chancelleries occidentales. Ainsi qu’une question d’honneur, de dignité, de responsabilité pour les générations futures.
Tribune cosignée par Sébastien Boussois, Amélie Myriam Chelly, sociologue spécialiste de l’Iran (EHESS-CNRS) et Ardavan Amir-Aslani, avocat franco-iranien et auteur d’ouvrages sur la géopolitique du Moyen-Orient.
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