Depuis des semaines, chaque camp tente de résister aux provocations des plus radicaux du camp adverse. Jusqu’à quand ?
« Dix minutes avant la frappe, je l’ai stoppée ». Alors que le Moyen-Orient semble au bord d’une nouvelle guerre, ce qui appellerait retenue et diplomatie de la part des parties en jeu pour apaiser la tension grandissante, Donald Trump a fait preuve une nouvelle fois d’un comportement erratique en revenant sur l’ordre d’attaquer l’Iran, après la destruction jeudi 21 juin d’un drone américain qui volait au-dessus du territoire iranien. Un volte-face qui n’a pas dû être du goût de ses conseillers les plus bellicistes, Mike Pompeo et John Bolton, qui militent ardemment pour une guerre avec la République islamique depuis plus d’un an.
L’attaque semblait donc imminente vendredi matin, jusqu’à ce que le président américain apprenne que celle-ci entraînerait la mort de 150 personnes. Une conséquence « disproportionnée » par rapport à la destruction d’un drone, justifiant l’annulation de l’attaque. Pour éviter un lourd bilan humain, Trump se serait donc soudainement ravisé… C’est du moins la version officielle qu’il a tenu à rendre publique ce même vendredi, en marge de la visite de Justin Trudeau à Washington.
La rapidité déconcertante avec laquelle ces décisions contradictoires furent prises – décisions qui engagent non seulement l’avenir du Moyen-Orient, mais même du monde, si d’aventure une guerre était déclarée – donne froid dans le dos. Songeons que le sort d’une zone entière du globe est ainsi soumise à la versatilité d’une seule et unique personne ! Depuis vendredi, les observateurs américains y voient une preuve de plus de l’imprévisibilité de Donald Trump, voire d’une déficience mentale qui le rendrait inapte à sa tâche.
Conscients du danger, les démocrates américains, appuyés par des légistes, ont demandé à ce que les déclarations de guerre deviennent un droit constitutionnel du Congrès, et non de la Maison-Blanche. Ils ont également demandé l’abrogation du 2001 Authorization for Use of Military Force, un texte qui avait permis à Georges W. Bush d’envahir l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre sans passer par un vote du Congrès. Les démocrates craignent en effet que l’administration Trump se base sur ce texte pour justifier une attaque contre l’Iran, sous prétexte de soutien à Al-Qaïda. Malheureusement, face à un Sénat sous contrôle des Républicains, ce vote risque fortement de ne pas aboutir. Et bien qu’il ait annulé l’attaque, Donald Trump a rappelé que les Etats-Unis restaient prêts à entrer en guerre.
Néanmoins, ces soubresauts nous en disent beaucoup sur le malaise et l’ambigüité dans lesquels se trouvent les Etats-Unis quant à l’usage de la force, un phénomène récurrent dans l’histoire américaine. Paradoxalement, l’imprévisibilité de Donald Trump est elle-même prévisible. Rappelons-nous de l’épisode nord-coréen, où Donald Trump promettait « le feu et la fureur » à Kim Jong-Un, avant de se raviser devant la perspective d’un conflit sur la péninsule coréenne, aussi coûteux qu’incertain. Quelques mois plus tard, le président américain ne tarissait plus d’éloges à l’égard du jeune leader nord-coréen…
Malgré sa rhétorique agressive envers l’Iran, Donald Trump a également toujours exprimé ses doutes sur la pertinence d’un nouveau conflit. Peut-être s’est-il aussi souvenu qu’en 2016, il avait été élu sur la promesse de réduire l’interventionnisme militaire américain à l’étranger, et de rapatrier la plupart des soldats déployés en Afghanistan et en Syrie. Le fait qu’il vient d’entrer en campagne pour sa réélection en 2020 a sans doute pesé dans la balance.
Car il est clair qu’une guerre avec l’Iran serait un désastre et entérinerait l’enfoncement du Moyen-Orient dans un climat de destructions et d’instabilité sans fin. Une guerre représenterait aussi une réelle menace pour les intérêts américains dans la région. Si l’attaque a été annulée, le mérite en revient au « Deep State », autrement dit le Pentagone, conscient de tous ces dangers et qui a jugé l’attaque inopportune.
Sans atteindre le niveau américain, l’Iran possède une force de frappe qu’on ne peut pas non plus considérer avec légèreté. Abattre un drone de 130 millions de dollars, conçu pour voler à 500 km/h et à très haute altitude, donc théoriquement hors de portée de missiles, est une prouesse technique. En cas d’attaque des Etats-Unis, les Iraniens mèneront sans aucun doute une guerre asymétrique qui viserait les positions américaines disséminées dans la région. Car frapper l’Iran déclenchera nécessairement un embrasement du Moyen-Orient tout entier, compte tenu du nombre de factions et groupes armés qui le soutiennent dans plusieurs pays. En ne faisant que citer les Hachd Al-Chaabi, mobilisés en Irak, les Alévis en Syrie, le Hezbollah au Liban, considéré comme la meilleure armée légère au monde, et les Houthis au Yémen, on imagine déjà facilement la rapidité avec laquelle une riposte générale serait organisée contre les Américains.
Les Etats-Unis menacent beaucoup, mais leurs menaces ont-elles finalement la moindre valeur ? Ils se trouvent aujourd’hui face à un dilemme qui témoigne de leur relative impuissance : choisir entre entrer en guerre, avec les risques que cela représente pour eux, ou paraître faibles en évitant de riposter. Le comportement erratique de Trump, véritable tigre de papier, illustre bien cette hésitation et rappelle les propres hésitations de Barack Obama – dont il tient tant à se démarquer ! – en 2013, qui avait annulé les frappes en Syrie malgré les preuves de l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar El-Assad.
De surcroit, ces tergiversations jettent la plus grande confusion chez les alliés naturels des Etats-Unis, la Grande-Bretagne en tête – dont le gouvernement n’a jamais soutenu la politique iranienne de Trump – mais aussi ses adversaires.
Pour les Européens, le revirement de Trump semble un point de non-retour, puisqu’il semble qu’on ne peut lui faire confiance en rien, un fâcheux défaut en diplomatie… Si chaque pays a pris soin de ne pas montrer ses doutes, tous appellent néanmoins à une désescalade des tensions et multiplient l’envoi d’émissaires pour favoriser une reprise du dialogue entre l’Iran et les Etats-Unis. Pour de nombreux diplomates néanmoins, la décision d’annuler l’attaque est apparue comme la plus intelligente et sage du mandat de Trump, quelle que soit la véritable raison de ce revirement.
Pour leur part, les Iraniens semblent avoir au contraire une stratégie très claire : susciter juste ce qu’il faut de chaos pour inquiéter les alliés des Etats-Unis et les autres pays de la région, afin qu’ils poussent les Américains à abandonner la voie belliciste pour la voie diplomatique.
Mais l’Iran comme les Etats-Unis semblent marcher au bord d’un précipice. Samedi, les Iraniens mettaient de nouveau Washington en garde contre la moindre attaque, qui mettrait le Moyen-Orient à feu et à sang. Lundi, ils annonçaient avoir contré des cyberattaques américaines. De son côté, dès le lendemain, Donald Trump a annoncé de nouvelles sanctions, essentiellement symboliques, contre les hauts responsables du gouvernement iranien en ce compris le Guide Suprême. Depuis des semaines, chaque camp tente de résister aux provocations des plus radicaux du camp adverse. Jusqu’à quand le monde pourrait-il tenir face à cette tension extrême, sans qu’un dérapage ne survienne ?
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 25/06/2019.